Dans la nuit du noir. Freud, Beckett, Soulages

Par Karine de Vion, psychiatre.

Vas-y, lâche ma main, saute, saute dans le grand bain. Ne t’agrippe pas, déplie ton corps, déplie ta main et ta pensée. Vas-y, fais les entrer dans cet inconnu, fais les entrer dans l’immensité de la nuit.

Camille est la petite patiente qui m’évoque ces pensées. Pensées qui s’adressent autant à elle qu’à moi sans doute, pensées nées de l’espace commun de la cure. Elle a six ans et n’est pas inhibée pour raconter. Raconter la peur du diable et de l’enfer, la peur des monstres et des fantômes.Elle dort avec sa «couette sur son coeur» pour se protéger, la nuit. Et puis elle connaît une autre arme anti-diable; ça s’appelle le coran, c’est sa nounou marocaine qui le lui a raconté.

«Mais au fait,le diable, les fantômes et tout ça, ça existe ?», elle s’interroge, et m’interroge à voix haute.

La question est piégeante et toute réponse fermée l’enfermerait avec sa question, pas encore dépliée.

Je lui réponds: «Peut-être que le diable, les fantômes et tout ça, comme tu dis, c’est un peu la même chose. C’est le nom qu’on donne à nos peurs. Parce que nos peurs, elles existent; ça c’est sûr.»

Alors, elle écoute, s’immobilise un instant, prend une grande respiration et se lance:

«Ah, oui, quand on les appelle pas, tu sais, ça fait encore plus peur, c’est la nuit.»

Nommer, extirper, arracher à la nuit une forme, une représentation, pour échapper à la nuit de la nuit.

Quelle force dans sa trouvaille.

Rideau en attente d’un prochain éclat, d’une prochaine fulgurance. Le temps entre deux séances fait sédimenter sa trouvaille jusqu’à la séance suivante:

«Il faudrait mettre une caméra dans ma chambre la nuit. Parce que si je fais semblant de dormir, si je ferme un oeil et ouvre l’autre, ils ne viendront pas.»Camille ne détaille plus la collection: monstres, diable, fantômes. C’est par le pronom «ils» qu’elle les évoque. Elle a poussé sa question plus loin; ce qui lui importe désormais n’est pas tant leur nom convenu que leur venue.

Je lui demande:«à ton avis pourquoi ils ne viendraient pas?»

«Soit parce qu’ils ne voudraient pas me faire peur, soit parce qu’il faut garder le secret»

Bien sûr, on entend la dimension de projection et de dénégation dans la première partie de sa réponse :« Ils ne voudraient pas me faire peur»

Mais la suite mérite davantage d’attention, car nous y voilà; la nuit recèle un secret, un secret étanche: ou bien je ne dors pas, et ils ne viennent pas; ou bien je dors, et s’ils viennent je suis séparée d’eux par la membrane du sommeil. Ils sont toujours là où je ne suis pas. Mais du reste, la barrière est-elle vraiment étanche pour que Camille cherche un appui sur un dispositif qu’elle invente à mesure qu’elle en parle? Un pur oeil extérieur qui ferait office de rambarde de sécurité, de garde-fou, de sorte qu’elle pourrait alors s’abandonner tranquillement au sommeil.

Qu’est-ce qui existe là où je ne suis pas, enfin, pas vraiment en tant que sujet? C’est peut-être le coeur de la question de Camille sur la nuit.

Eternelle question que recèle la nuit, ou plutôt les nuits: la nuit des origines, la nuit de la mort, la nuit de la folie.

«Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu, écrit Pascal Quignard. Il est difficile d’assister au jour qui vous précède.(...)

Je cherche à faire un pas de plus vers la source de l’effroi que les hommes ressentent quand ils songent à ce qu’ils furent avant que leur corps projetât une ombre dans ce monde.

Si derrière la fascination,il y a l’image qui manque, derrière l’image qui manque, il y a encore autre chose: la nuit.»

L’image manque. Camille, comme tout sujet, espère l’image pour obturer son champ subjectif, l’arrimer, et tenter d’éviter toute brèche où s’engouffre l’angoisse. Image frontière qui délimite les espaces tout en les faisant exister, image frontière rassurante autant qu’effrayante :«aussi, est-ce toujours par les yeux -que leurs paupières soient closes ou ouvertes- que les hommes sont menacés par les mondes. Les yeux silencieux des hommes sont des surfaces où entrent en contact des mondes immiscibles.»

Immiscible, telle est la qualité de ces deux mondes; comme le pressent Camille, le secret doit être maintenu, au risque sinon de traverser le miroir, c’est à dire de passer de l’autre coté du refoulement primaire. Camille se tient du côté du monde du langage. Elle sent donc qu’il existe une barrière mais elle en questionne la porosité.

Je lui propose alors de dessiner le monde du jour et celui de la nuit. Elle se dessine puis sépare la feuille à l’aide d’un trait noir, épais et continu de haut en bas du dessin: elle se tient d’un côté, de l’autre le monde des secrets, de l’inconnaissable, qu’elle peut imaginer bien sûr, qu’elle remplit de diables et fantômes, mais où elle ne figure pas. Toutefois,dans le dessin, un petit diable a réussi à se faufiler de son coté à elle, juste derrière son lit.L’inconnaissable peut vous rendre visite, par éclat, mais le sujet ne peut se projeter de l’autre côté, puisque l’autre côté est celui où il n ‘existe plus, ou pas encore.

L’intuition de Camille, quant au secret qu’il faudrait garder, n’est pas sans rappeler ce que Freud décrit dans Totem et Tabou à propos de certains rites funéraires: dans la période de deuil, il est formellement proscrit de prononcer le nom du mort. Là encore, la séparation doit être étanche: les vivants doivent laisser le défunt rejoindre son monde et ne pas l’invoquer au risque qu’il ne retraverse ce qui ne doit se franchir que dans un sens. Ici c’est par le nom que les deux mondes risqueraient de se confondre. «Ces tabous de noms apparaissent moins bizarres, si l’on songe que pour le primitif le nom constitue une partie essentielle de la personnalité, une propriété importante, et qu’il possède toute sa signification concrète.»

Camille, elle, cherche une réponse qui lui serait donnée par le regard. Son interrogation s’apparente à une autre que j’entends fréquemment chez les enfants, qui paraît anodine:

savoir si la lumière du frigidaire est allumée lorsque la porte est fermée.Voir ce qu’il y a de l’autre coté de la porte...

Bien sûr c’est la lumière, l’objet de l’interrogation, qui fait approcher l’oeil au plus près et tenter de fermer la porte le plus doucement possible pour glisser son regard à l’intérieur.

Mais ce qui fait répéter encore et encore l’opération, c’est surtout le fol espoir de parvenir à se glisser dedans tout en étant dehors.

C’est s’approcher toujours un peu plus de la limite sujet/non sujet.

Un jeune patient appelait cela être presque mort:«j’ai été presque mort deux fois», m’annonçait-il triomphalement, et non sans angoisse. Il en tirait une grande fierté, pensant qu’il avait eu accès au mystère des mystères. Sans doute n’était-ce pas un hasard si son conte préféré était La belle au bois dormant...Ce qui fait toute la force de son expression n’est pas « mort», mais «presque». Quel peut bien être cet état de sujet à la frontière?

Approcher au plus près de la frontière être/non être, ceci hante l’oeuvre de Beckett. Il s’agit pour Beckett , écrit Badiou , de fixer la scène de l’être, d’en déterminer l’éclairage, qui justement parce que nous sommes «avant» qu’il se passe quelque chose doit être pris dans la neutralité de ce qui n’est ni la nuit, ni la lumière. Quelle est la couleur la plus appropriée au lieu vide de toute existence? Beckett répond: le gris sombre, ou le noir clair, ou le noir marqué d’une couleur incertaine.

Le personnage beckettien se tient sur, et même dans la frontière elle-même; situation littorale plus que littérale, même si nommer, ou simplement décrire suppose un minimum de sujet déjà là à la limite la plus reculée de ce qui peut s’appréhender. Beckett, par son écriture parvient à faire toucher le rien, ou le presque rien, avec un talent mesurable à l’aune de l’angoisse ou de l’ennui d’angoisse que sa lecture suscite.

«Pénombre obscure source pas su. Savoir le minimum. Ne rien savoir non. serait trop beau. Tout au plus le minime minimum.»

Badiou commente Beckett en précisant que ce «minime minimum» est l’être d’un lieu vide en attente des corps, de la langue, des évènements.

«Disparition du vide ne se peut. Sauf disparition de la pénombre. Alors disparition de tout.»

C’est donc une zone floue, non réductible à une frontière que la zone des commencements du sujet: «un noir assez gris, écrit Badiou, pour qu’il ne soit pas en contradiction avec la lumière, un noir anti-dialectique. C’est là que deviennent indistinguables le clos et l’ouvert, là que le voyage et la fixité sont des métaphores réversibles de ce qui, de l’être, est exposé au langage.»

Vacillement du sujet dans l’ angoisse la plus vive quand ce point est rencontré...

Une patiente en témoigne. Cette jeune femme a accouché pour la première fois il y a peu. Elle a vécu cette expérience d’accouchement comme quelque chose de traumatique, comme un viol. Mais cette formulation n’attrape pas le réel de ce qu’elle a vécu. Elle est en proie à un questionnement incessant: que s’est il passé? Qu’est-ce qu’un accouchement? Elle répète, en boucle, et sans cran d’arrêt possible: «le bébé dans mon ventre, je vois; le bébé dehors, je vois; mais entre les deux, c’est le trou noir» Voilà ce qui la tourmente, l’obsède, et la rend folle au point d’envahir son espace psychique. Elle est happée par le trou noir. Elle demande des explications médicales à son obstétricien qui les lui donne, mais rien n’y fait. Tout glisse et la laisse perplexe.Elle saisit intellectuellement l’explication mais cela ne change rien car son problème n’est pas d’ordre cognitif.

Une sage- femme lui a dit que, peut-être, elle devrait se ré-approprier cette partie de son corps énigmatique, mais elle a eu beau regarder son sexe dans le miroir, elle n’a rien vu qui puisse répondre à sa question. Elle hésite à aller sur internet pour voir un film d’accouchement, elle cherche une image, qui, enfin, ferait butée à son dévidage:«il faudrait que ce soit pas trop crû, avec des couleurs pas trop vives, pas trop tranchées». «Un cache sexe», en somme, lui dis-je.

Je lui demande si elle connaît l’Origine du monde, de Courbet.

Lors de la séance suivante, elle me dit qu’elle a été regarder le tableau de Courbet. Elle est déçue de constater qu’il n’y avait pas de bébé. En effet, il n’y a rien, justement. Lieu où «il n’y a pas quelque chose», expression d’un patient de L.Israël, auquel il ajoute «pas quelque chose à enlever».

Malgré sa déception énoncée, elle va prendre appui, à son insu, sur ce tableau. Un tableau est bien plus qu’une image. Se confronter à ce tableau est bien différent de l’expérience qu’elle a faite dans le miroir. En effet, alors qu’elle a l’impression que quelque chose lors de l’accouchement la ramenait confusément à sa propre naissance, il lui vient soudainement une représentation toute personnelle de cet espace, une trouvaille qui la sort d’une impasse: «un toboggan de piscine». Voilà comment elle en vient à nommer ce qui jusqu’alors était innommable.

Ce moment est un franchissement, il produit un «effet-sujet», d’une toute autre nature que la simple acquisition d’une nouvelle connaissance. Ceci l’extraie du trou noir tout en la distinguant de son enfant jusqu’alors impensable, et qui après ce tournant apparaîtra dans le fil de ses pensées et de ses préoccupations.

Qu’a-t-elle vécu dans ce moment de nuit où elle s’est perdue comme sujet? Peut-on penser ce moment comme un moment psychotique?

« Rien n’est plus réel que le rien » écrit Beckett.

Peut-être est-ce cela qu’elle a touché, ce rien du Réel dans ce qu’elle nomme elle «trou noir» qui l’a engloutie un moment.Ce rien où l’on cesse d’être sujet.Ce rien dont Quignard rappelle que «conformément à son origine «rien» est demeuré huit siècles durant un substantif féminin»

L’émergence d’une représentation qu’elle a arrachée à la nuit et qu’elle a marquée de son sceau fut décisive.

Il me semble que c’est ce passage du réel au symbolique dont parle ici Pascal Quignard :

«il y a dans la dénudation magique une force impérieuse qui contraint au risque de la mort. Par là, dans le rien du réel, des fragments se détachent et se mettent en avant.

C’est ainsi que la terre devient un monde et que ce monde est peu à peu peuplé d’objets. Le rien du réel alors n’est plus. C’est un immense voile d’images, une longue tapisserie d’illusions qui s’est substitué à lui.» Et c’est à ce prix, pourrait-on ajouter qu’il y a du sujet, au prix de la nomination qui fait écran entre le sujet et le réel. Comme l’écrit Lacan, il s’agit de «la fonction de la nomination (...) en tant qu’elle introduit dans le Réel ce quelque chose qui dénomme». Elle «part de la marque, de la trace, de quelque chose qui, entrant dans les choses et les modifiant, est au départ de leur statut même de choses»

Nous constatons ici les effets décisifs d’une nomination. Son pouvoir opérant ne vient pas seulement de sa part de signification métaphorique: «toboggan de piscine», mais aussi du condensé de signifiants qui s’y niche et l’arrime aux chaînes signifiantes du sujet: tobo gant de piscine; toboggan de pisse yne, peut-etre, ou d’autres combinaisons qui nous restent opaques et qu’il n’est ni nécessaire ni pertinent de chercher à déplier puisque c’est justement le mouvement de condensation qui fait acte de nomination.

Nous ne sommes pas étonnés qu’elle prenne appui sur un tableau car la peinture approche au plus près le tournant que la cure tente d’opérer; ce qui ne peut être dit d’un réel peut parfois être montré.

Ainsi l’oeuvre de Soulages en est le témoignage saisissant avec le franchissement de la nuit à la lumière. Il dit et redit son goût pour l’originaire, son attrait pour l’archéologie d’abord, puis sa fascination pour les peintures de Lascaux, Chauvet ou Vallon-Pont-d’Arc.

Il n’a pas de goût pour un tableau qui se ferait narration, tiers inutile entre l’oeuvre et le spectateur; la rencontre doit se faire sans intermédiaire et s’inscrire comme expérience.

«Quand un tableau renvoie à un sujet, sa présence s’affaiblit. Un tableau doit être présent au moment où on le regarde. Ce que j’aime, c’est la force de sa présence.»

D’emblée c’est le noir, mais d’abord par son rapport aux autres couleurs, parce qu’il est à la fois origine et contraste.

«Je trouve d’ailleurs fascinant que les hommes soient descendus dans les endroits les plus sombres, dans le noir total de la grotte pour y peindre avec...du noir. La couleur noire est une couleur d’origine. Et aussi de notre origine.»

Une expérience subjective décisive va infléchir son travail pour le conduire à ce qu’il nomme d’un néologisme seul capable d’en témoigner: «outre noir».

Il a rendu compte très précisément de ce tournant de son oeuvre comme une mutation subjective accomplie dans son sommeil. Un réveil, en quelque sorte:

«c’était en 1979. J’étais en train de peindre. Ou plutôt... de rater une toile. Un grand barbouillis noir. J’étais malheureux, et comme je trouvais que c’était pur masochisme que de continuer si longuement, je suis allé dormir. Au réveil je suis allé voir la toile. J’ai vu que ce n’était plus le noir qui faisait vivre la toile mais le reflet de la lumière sur les surfaces noires. Sur les zones striées la lumière vibrait, et sur les zones plates tout était calme. Un nouvel espace: celui de la peinture n’est plus sur le mur, comme dans la tradition byzantine, il n’est plus non plus derrière le mur, comme dans les tableaux perspectifs, il est désormais devant la toile, physiquement. La lumière vient du tableau vers moi, je suis dans le tableau.(...)L’outrenoir, c’est un autre champ mental que celui du noir.»

 

Le noir se dépouille de son obscurité pour devenir source de lumière qui «naît de la toile». Cette expérience ne raconte pas le contraste ou la naissance de la lumière, elle fait advenir la lumière et comme le note Isabelle Ewig entraîne Soulages au-delà du noir, au pays de l’ «outrenoir», comme Outre-Rhin ou Outre-Manche désigne un autre espace.

C’est une expérience subjective d’advenue du sujet. «Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles.» La lumière naît et le sujet avec elle. Noir anti-dialectique là encore, indistinction du clos et de l’ouvert, du mouvement et de l’immobilité.Soulages avec son outre noir parvient à revenir aux temps originaires,et à un lieu de franchissement.

 

Camille se tient du coté de la lumière et questionne la nuit.

Beckett fait exister ses personnages dans l’entre-deux, c’est à dire la pénombre.

La jeune accouchée traverse un moment l’expérience de la nuit; 

Soulages rend compte du franchissement nuit lumière par un acte créateur pictural.

Quignard habite le langage tout en gardant l’empreinte de la nuit.

Une expérience commune les rassemble: sortir de la nuit, la nuit du sujet par un acte de nomination. Pour se faire le langage impersonnel et prêt-à-parler ne suffit pas, on en appelle à l’image, dans l’espoir de voir dans la nuit, jusqu’à parvenir à nommer le réel par un acte créateur, entreprise toujours parcellaire, véritable franchissement où le sujet advient dans le passage et où l’ angoisse desserre sa prise. «Ah, oui, quand on les appelle pas, tu sais, ça fait encore plus peur, c’est la nuit.»

 

P.Quignard. La nuit sexuelle

ibid

S.Freud. Totem et Tabou

A.Badiou. Beckett:l’increvable désir. Pluriel. Lettres. Hachette

S. Beckett. Cap au pire. Editions de minuit

Ibid

L.Israël. La jouissance de l’hystérique.Seminaire 1974. Arcanes

S. Beckett. Malone meurt. Minuit. 1951

P.Quignard. Petits traités vol.I. Folio

ibid

J.Lacan. Séminaire du 7.04.65. Seuil

Soulages. Entretiens avec Françoise Jaunin. La bibliothèque des arts

ibid

I.Ewig. L’outrenoir ou le fonctionnement de la peinture, in soulages catalogue Centre Pompidou.2009

ibid