Mary Cassatt (1844-1926).
Des portraits de « mère à l’enfant »

« Une Impressionniste Américaine à Paris ». Exposition au Musée Jacquemart-André.

Célèbre aux États Unis, moins connue en France, Mary Cassatt, née à Allegheny City, près de Pittsburg en 1844, a vécu plus de soixante ans à Paris et dans sa propriété de Beaufresne dans l’Oise.

Si elle reçoit une formation classique à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts à Philadelphie, elle s’en affranchit rapidement, découvre le musée du Louvre qui sera sa véritable école, la peinture de Manet, Courbet, Degas et Pissarro. En 1877, elle rejoint le Groupe des Impressionnistes, en soumettant l’année suivante, au pavillon américain de l’Exposition Universelle, deux peintures, parmi lesquelles « Petite fille dans un fauteuil bleu ».

Audacieuse, haïssant l’art conventionnel et se revendiquant « indépendante », elle fut l’amie d’Edgar Degas, sans être jamais considérée comme son élève, même si Degas, qui retoucha son tableau, eut là cependant le geste d’un maître. Elle explora diverses techniques de gravure, influencée par le courant du Japonisme et notamment par l’exposition d’estampes japonaises de 1890, ainsi que des formes dites inachevées qui signaient alors la Modernité.

Ses premiers tableaux sont les portraits de ses proches, sa soeur Lydia, son frère Alexander, les enfants de celui-ci.

Mary Cassatt, Alexander J. Cassatt et son fils Robert Kelso, 1884-1885. Huile sur toile, Philadelphia Museum of Art.

Mais dès 1880, son intérêt se tourne vers les représentations de la maternité, « les mères à l’enfant » sur lesquelles elle porte un regard original qui lui a valu d’être reconnue comme peintre des « Madones modernes ».

La rétrospective du Musée Jacquemart-André s’ouvre avec la présentation en vis-à-vis de deux tableaux:  Petite fille dans un fauteuil bleu peint par Mary Cassatt vers 1877-78 et le portrait de Mary par Degas, Portrait of Miss Cassatt holding the cards. « Voila une femme qui sent comme moi », avait déclaré Degas en 1874, avant de lui rendre visite dans son atelier trois ans plus tard et de l’inviter à rejoindre le Groupe des Impressionnistes.

Mary Cassatt, Petite-fille dans un fauteuil bleu, vers 1877-1878. Huile sur toile, National Gallery of Art, Washington, collection of Mr and Mrs Paul Melton.

Edgar Degas, Portrait of Miss Cassatt holding the cards, 1880-1884. Huile sur papier, National Portrait Gallery, London.  Domaine public

Deux tableaux que l’oeil du spectateur scrute et interroge tour à tour pour saisir le dialogue artistique entre les deux peintres, mais aussi l’intimité de cette artiste : une petite fille affaissée, dans un étrange décor aux fauteuils bleus vides, le regard absorbé dans ses pensées avec à ses côtés, la seule présence d’un chien assoupi;  une femme d’âge mûr, portant chapeau, assise sur une chaise, tenant dans ses mains un jeu de cartes, pensive elle aussi.

« Peindre l’adulte, c’est constater un état d’âme. Peindre l’enfance, c’est constater une prescience d’âme », écrira Camille Mauclair, ou bien encore « Peindre l’adulte, c’est résumer. Peindre l’enfance c’est prévoir. »

Contrairement à sa lointaine aînée Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) et à ses plus proches cadettes Paula Modersohn-Becker (1876-1907) ou Louise Bourgeois (1911-2010) (1), Mary Cassatt n’eut pas d’enfant mais consacra une grande partie de son travail à la représentation de la maternité et à celle d’enfants, thème traditionnel mais interprété ici par une exploratrice de formes picturales attentive à l’émancipation des femmes et qui se voulait affranchie et pionnière dans un monde artistique dominé par les hommes. Le « féminisme » de Mary Cassatt s’il faut l’appeler ainsi la porte à revendiquer, non pas l’égalité par l’imitation des hommes, mais une spécificité féminine dans laquelle les mères à l’enfant vont occuper une place centrale.

S’agit-il des portraits de « Sainte Famille moderne » comme l’a proposé Georges Lecomte ? (2) Mais alors, une Sainte Famille qui n’est plus une famille sainte, désormais sans Dieu, mais « en plein fonctionnement ». Et l’on se réfèrerait volontiers à Paul Claudel :

 

« Celui qui m’écoute est cet enfant qu’elle tient sur son bras gauche. Lui a son oreille qui est est tournée de mon côté,
Son coeur bat...
Et la preuve qu’il bat est cette longue main de la mère qui est allongée et qui l’écoute.
Elle l’écoute m’écouter.
Mais la main de l’enfant à son tour est posée sur le bras de sa mère.
Sur l’artère maternelle.
(...) Je me suis introduit dans un système en plein fonctionnement.» (3)

 

Car où est la modernité de ces mères à l’enfant chez Cassatt ? Dans les représentations réalistes d’enfants peints portés dans les bras de leur mère, chair de la chair maternelle révélée avec beaucoup d’habileté par la couleur, pâleurs roses et marbrures, peaux laiteuses veloutées, fusionnées et baignées d’une douceur sensuelle. Miroirs ovales, dos des fauteuils, objets quotidiens servent d’écrin ou d’auréoles au corps à corps mère-bébé. Bras et mains de la mère entourent et soutiennent le dos de l’enfant, ses bras et jambes et s’assemblent pour constituer les contours encore peu distincts de ses propres limites corporelles. Une communication silencieuse dans laquelle la fiabilité de la mère assure l’existence de l’enfant et sa continuité d’être.

Pas de scène d’allaitement comme dans l’iconographie traditionnelle religieuse et des personnages qui ne prennent jamais la pose, au point que les critiques de l’époque relèveront que les figures de Cassatt sont des personnages sans beauté, trop ordinaires, des femmes laides et des bébés sans attrait. (4) (5)

Dans le portage de l’enfant, les regards partagés, l’attention exclusive de la mère et l’atmosphère de tendresse, on reconnaîtra sans peine l’illustration de ce que les théoriciens développeront  ultérieurement des relations très précoces dans la dyade mère/bébé : la dépendance absolue du nouveau-né, la capacité de la mère à s’identifier et entrer en résonance lors des soins à prodiguer, les concepts de préoccupation maternelle primaire, d’attention conjointe, de « holding » et de « handling »  maternel, de lien d’attachement, de mère « suffisamment bonne » pour servir de pare-excitation et permettre l’intégration du moi. (6)

Dans les peintures inachevées ou dans les gravures, c’est cette même vision qui domine chez Mary Cassatt, et qui se prolonge avec les portraits d’enfants aux grands chapeaux et au regard pénétrant et réfléchi, celle de l’enfance tournée vers la « prescience » et la prévision, anticipée par la mère et le regard qu’elle a porté au bébé.

Cette expérience fondatrice qui confronte l’artiste et le spectateur au portrait, c’est-à-dire au regard et au visage, - survivance, réminiscence, recommencement des premiers échanges de regards entre la mère et l’enfant- , est prototypale de la rencontre avec les objets esthétiques (7) et c’est la raison pour laquelle elle nous touche ici une nouvelle fois.

 

L’exposition se tient du 9 mars au 3 juillet 2018.
Nos remerciements à Damien Laval et Claudine Colin pour le dossier de presse et les illustrations.
Musée Jacquemart-André  http://www.musee-jacquemart-andre.com

 

  1. Voir Louise Bourgeois, Paula Modersohn-Becker, www.psynem.org, Art et psychanalyse.
  2. Georges Lecomte, L'Art impressionniste, d'après la collection privée de M. Durand-Ruel, 36 eaux-fortes, pointes sèches et illustrations dans le texte, par A.-M. Lauzet, impr. de Chamerot et Renouard, 1892.
  3. Paul Claudel, La Vierge de Brangues, Brangues 6 août 1950.
  4. William Walton, Scribner’s Magazine, cité dans le catalogue de l’exposition Mary Cassatt une Impressionniste Américaine  à Paris, p. 93.
  5. Nancy Mowll Mathews, Flavie Durand-Ruel Mouraux, Pierre Curie. Catalogue de l’exposition Mary Cassatt une Impressionniste Américaine à Paris, 2018, 176 pages.
  6. Donald Woods Winnicott, John Bowlby,  pour ne citer que quelques-uns.
  7. Donald Meltzer, L’appréhension de la beauté. Le rôle du conflit esthétique dans le développement psychique, la violence, l’art, Paris, Éditions du Hublot, (1988, 2000, trad. fr.).

 

Mary Cassatt, Femme et enfant devant une tablette où sont posés un broc et une cuvette, vers 1893. Pastel sur papier beige, Paris musée d’Orsay.

 

Mary Cassatt, Mère en robe rose tenant son bébé nu, vers 1914. Huile sur toile, collection particulière suisse.

 

Mary Cassatt, Femme assise avec un enfant dans les bras, 1889-1890. Huile sur toile, Museo de Bellas Artes de Bilbao.

 

Mary Cassatt, Bébé dans les bras de sa mère, vers 1890-1891. Huile sur toile, Philadelphia.

 

Mary Cassatt, Portrait de Mademoiselle Louise-Aurore Villeboeuf, 1901. Pastel sur papier beige, musée d’Orsay.