Comment les psychanalystes peuvent aider les enfants avec autisme et leurs familles

L’urgence est de continuer à diminuer le clivage qui continue à sévir entre certains points de vue des sciences cognitives, surtout dans le courant comportementaliste, et des neurosciences lorsqu'elles veulent déclarer exclure les apports psychodynamiques.

Depuis une quarantaine d'années, dans le sillage de Frances Tustin, Donald Meltzer, Esther Bick, les psychanalystes ont appliqué la méthode de l’association libre aux enfants avec autisme en prenant en compte leur langage corporel par lequel ils nous ont révélé eux-mêmes la nature de leurs vécus crispés sur les stéréotypies. Leur principale panne développementale - quelles qu’en soient les causes - semble la non constitution, ou l’effondrement, des premières constructions du moi corporel, qui permettent à la fois d’être dans sa peau et de contenir ses émotions. Le débordement émotionnel à la réception de la voix, à la pénétration du regard semble couper, dissocier, le rassemblement des réceptions sensorielles dans la consensualité nécessaire à l'organisation perceptuelle demandant la fonction d’attention, et ainsi ce débordement entrave gravement le développement cognitif. Ces observations et ces hypothèses s’entrecroisent et se discutent avec les recherches cognitives, neurophysiologiques et génétiques.

The way psychoanalysts can help children with autism and their families. Published in 2005, revised and supplemented in 2011. Ó Geneviève Haag. For the last 40 years or so, following Frances Tustin, Donald Meltzer, Esther Bick, psychoanalysts have been applying the method of free association with children with autism, taking into account their bodily language through which they reveal their own experiences clenched on stereotyped behaviours. Their main developmental failure -- whatever its causes -- seems to be the non constitution or the collapse of the first constructions of the body ego which allow both to be in one's skin and to contain one's émotions. The emotional overflowing at receiving the voice, and at eye-contact seems to cut out, to dissociate the gathering together of the sensory réceptions in "consensualité" -- which is needed for perceptive organization and requires the function of attention, so that this overflowing seriously hinders the cognitive development. These observations and hypothesis are intertwined and discussed with the cognitivist, neurophysiological, and genetic research.

Publié en 2005 , revu et complété en 2011, 14 pages. Copyright Geneviève Haag

L’urgence est de continuer à diminuer le clivage qui continue à sévir entre certains points de vue des sciences cognitives, surtout dans le courant comportementaliste, et des neurosciences lorsqu'elles veulent déclarer exclure les apports psychodynamiques.

La psychanalyse s’intéresse à tous les aspects du développement de l'esprit et a réalisé beaucoup d’approfondissements pratiques et théoriques en abordant progressivement des psychopathologies de plus en plus graves. Ses recherches se sont entrecroisées avec d’autres domaines d’études développementales, par exemple pour le champ qui nous occupe, avec celles du Pr A. Bullinger sur les sensorialités et les plateformes sensori-tonique et tonico-émotionnelle (2004) ou celles du Pr C. Trevarthen (1989) sur le dialogue émotionnel dans les échanges sonores très précoces, ou encore celles de J. Nadel (2002 et 2011) sur l’imitation de type précoce. Nous avons également attaché une très grande importance à l’approfondissement du développement précoce par l’observation naturaliste du nourrisson dans sa famille selon la méthode E. Bick, que mon mari (M. Haag, 2002) et moi avons contribué à introduire en France.

Comment la psyché essaie-t-elle de se construire malgré des handicaps dont le substrat neurophysiologique est patent et/ou dont des éléments génétiques de prédisposition sont recherchés pour l'autisme comme pour la schizophrénie et la psychose maniaco-dépressive. Les facteurs environnementaux, parmi lesquels les facteurs relationnels sont également très importants, ont une influence de plus en plus reconnue sur l’expression du génome (épigenèse) et influent aussi sur le développement cérébral précoce. Cette influence environnementale confirme que nous pouvons avoir un certain impact tant sur le plan éducatif que thérapeutique, et cela le plus tôt possible.

Mais si les psychanalystes mettent davantage l’accent sur le primum movens d’une dysrégulation émotionnelle plurifactorielle, cela ne veut pas dire qu’ils ne considèrent que les facteurs environnementaux. La plupart d’entre eux s’intéressent aussi aux recherches neurophysiologiques et biologiques qui viendraient confirmer une prédisposition qu’ils ressentent souvent : après tout, le “traitement” des émotions est aussi dans le cerveau. L’augmentation des hormones de stress observée dans l’autisme par Sylvie Tordjman (1997) semble un chaînon important.

Nous avons collaboré à cette recherche clinico-biologique pour les repérages cliniques en construisant avec des collègues la "Grille de repérage clinique des étapes évolutives de l'autisme infantile traité" (Haag G. et coll., 1995, 2009). Cette grille met en parallèle cette reconstruction du moi corporel avec sept autres domaines, notamment le développement spontané des explorations cognitives, et le développement du langage et du graphisme. Elle peut lors des bilans compléter les tests de performances et d'adaptation sociale pour apporter une appréciation de la structuration des premières formations du moi (moi corporel)  en deçà de la possibilité d'utiliser des tests de personnalité comme le Rorschah.  La validation statistique de cette Grille vient d'être publiée (Haag G. et coll., 2010); à cette occasion elle a été rebaptisée "Evaluation Psychodynamique des Changements dans l'Autisme (Grille EPCA/en anglais "Autism Psychodynamic Evaluation of Changes (APEC).

Ces dysrégulation entravent à la fois le développement de toute la personnalité et les processus cognitifs.

D’autres courants mettent l’accent plus sur l’hypothèse de troubles cognitifs spécifiques : d'un côté troubles des réceptions sensorielles (M. Zilbovicius, 2002 et 2004), qui pourraient s'accorder avec les travaux psychanalytiques sur le démantèlement de l’appareil de perception, d'un autre côté défaut de « théorie de l’esprit » (U. Frith, 1989), qui pourrait s'accorder avec les travaux psychanalytiques sur les identifications. Nous aurions tout intérêt à dialoguer sur nos recherches respectives plutôt que de déclarer chroniquement que «la» découverte scientifique du moment confirmerait l’origine cérébrale ciblée de l’autisme et disqualifierait toutes les considérations de psychopathologie dynamique.

Les découvertes faites par les psychanalystes qui ont longuement travaillé avec les enfants avec autisme depuis maintenant plus de quarante ans, sont importantes et rejoignent complètement les autobiographies de sujets avec autisme (Temple Grandin, Donna Williams (1992) ainsi que des travaux actuels des chercheurs non psychanalystes mentionnés ci-dessus.

I – Les traitements psychanalytiques des enfants et adolescents avec autisme

A/ Aménagements techniques

La psychanalyse a été adaptée aux enfants à travers la technique de l'expression par le jeu  (M. Klein, 1955), qui a des rapports avec le rêve. Mais est-ce possible avec les enfants avec autisme, qui ne jouent pas ? Frances Tustin a répondu par l'affirmative ("Psychotherapy with Children who cannot Play"/Psychothérapie avec des enfants qui ne peuvent jouer (Tustin, 1990). Nous avons en effet vérifié que ces enfants sont capables de répondre à une attention ouverte à leurs difficultés par l’association libre, fondement de la technique psychanalytique, en utilisant au départ, non pas les jouets, qui doivent cependant être à disposition ainsi que des livres d’images), mais leur corps propre, le nôtre, les éléments architecturaux de la pièce et son mobilier, mais à un niveau très primitif de symbolisation qu’ils nous ont aidés à préciser (Haag G., 2000 a). Cela suppose la formation des psychothérapeutes au décryptage du langage corporel et spatial en exerçant l’observation minutieuse de toute l’expression corporelle. Nous avons pu rejoindre les stades développementaux de la construction du moi corporel, dont les bébés, à partir au moins du deuxième trimestre de la première année, semblent bien conscients. Les travaux d’E. Bick (1968), de F. Tustin (1986) et de D. Meltzer (1980) dont nous avons été les élèves, avaient déjà grandement déchiffré ce langage préverbal, déchiffrage que nous avons poursuivi et qui n’est certes pas terminé. On est amené dans cet abord particulier à permettre le contact corporel, sans toutefois le chercher ni le favoriser ; les élans affectifs, lorsque l’enfant s’en défendra moins, iront vers les parents. Nous utilisons une conception du transfert c’est-à-dire la reviviscence dans la relation thérapeutique des vécus infantiles avec leur complexité, cette conception du transfert étant, pour l’autisme, élargie à l’expression des angoisses et des défenses archaïques ainsi qu'aux modalités identificatoires primitives, que nous appelons adhésives (collages corporels et agrippements sensoriels) et projectives (tentatives de pénétration corporelle et psychique dans l’autre), dans les versions normales et pathologiques de ces identifications.

Le but est de communiquer à l'enfant le maximum de compréhension de ses tentatives de communication car cela fait partie des facteurs environnementaux qui facilitent la construction de la contenance corporelle et émotionnelle. La compréhension juste est la plus efficace, mais aussi la plus difficile puisque les repères développementaux sont perdus. C’est pourquoi nous devons nous associer étroitement, parents, éducateurs, enseignants et psychanalystes, ceux-ci devant communiquer les principales découvertes que les patients les ont amenés à faire concernant leurs vécus émotionnels et la construction de leur personnalité qui commence avec le moi corporel.

Pour les cas à risque dépistés très tôt, les consultations thérapeutiques hebdomadaires ou bimensuelles parents-bébés doivent être instaurées sans délai (Crespin, 2004). On peut aussi utiliser avec efficacité l’observation thérapeutique à domicile qui nécessite une formation particulière (Houzel, 2002).

Un traitement individuel peut débuter dès l’âge de deux ans et demi (Houzel, idem), mais une période de séances mère ou parents/enfant est souvent nécessaire au départ (Laznik (1995). On peut aussi envisager des traitements en tout petits groupes avec deux thérapeutes (Urwand, Haag, 1993). Le rythme souhaitable des séances individuelles est de trois à quatre séances par semaine. Il est souvent très difficile d’en installer plus de deux. Une seule risque d’être bien peu efficace. Les groupes se font le plus souvent à raison d’une ou deux fois par semaine.

B/ Les processus

a) Révélations faites par les enfants avec autisme de leurs vécus corporels et spatiaux angoissants, plus ou moins colmatés par les stéréotypies et rituels, qui handicapent lourdement leurs explorations spontanées.

Ces vécus sont des sensations de chute et/ou de liquéfaction, en rapport avec des effondrements toniques le plus souvent insoupçonnables derrière des enraidissements, des mouvements rythmiques ou des agrippements sensoriels (lumière, son, vertige labyrinthique), mais qui apparaissent parfois brusquement lors d’une séparation corporelle (par exemple fin de séance dans le cadre thérapeutique), d’un changement imprévisible, ou d’un débordement émotionnel : l’enfant s’écroule alors comme un tas de chiffons. Ceux qui parlent évoquent comme un écoulement d'eux-mêmes et/ou un engloutissement tourbillonnaire. Ainsi, Paul qui, après une longue séparation estivale, s’effondre ainsi en fin de séance de retour et dit avec un filet de voix tremblée, très angoissée "On va pas couler dans les W.C...?". Une fillette sans langage verbal, cherchant à répondre au questionnement sur son enraidissement corporel quasi-permanent, verse de l’eau par terre et désigne la flaque tout en laissant tomber comme une flaque, à côté, une peluche toute molle, vidée de sa bourre. Pour ce qui est de la chute, les enfants font de nombreuses mises en scène d’objets qui tombent du bord des tables, des rebords architecturaux, des sièges etc. Certains se perchent eux-mêmes sur ces rebords architecturaux, comme des alpinistes contre la paroi et nous communiquent ainsi la peur qu’ils ne tombent.

Les enfants nous ont également indiqué la nature de leurs peurs de la rencontre du regard qui semblent avoir deux composantes, combinées ou non :

  • peurs de la prédation, l’œil-bec, montrées souvent à l’aide d’objets pointus qu’ils dirigent vers nos yeux, ou font passer à côté de notre tête en la frôlant. A une étape plus évoluée, ils « racontent » cette peur à l’aide d’images ou d'objets ou avec des marionnettes: grands becs d’oiseaux désignés de manière insistante parallèlement aux yeux d’autres animaux, index fondant comme un épervier sur les yeux d’un enfant dans un livre d’images ;
  • peur de tomber de l’autre côté des yeux ou de la tête d’autrui. Cela est mimé de diverses manières. Nous comprenons que le défaut ou la faiblesse d’introjection de la contenance corporo-psychique est projeté sur la tête de l’autre et que le regard ne trouve donc pas de point de renvoi.

Nous observons, dans les cas les plus graves, l’absence de perception du pourtour de la bouche, ce que j’ai appelé “l’amputation du museau” c’est-à-dire de la zone de contact dans le nourrissage. Cette amputation se manifeste par des bouches flasques, coulantes. Ou bien la perception de la bouche est si fragile que l’enfant y entretient des excitations trop fortes (objets durs, remplissages excessifs). Lorsque les enfants retrouvent cette sensation par des explorations intenses des objets, des murs, avec leur langue et leurs lèvres, ils réalisent alors des jonctions main-bouche jusque là inexistantes. Les fluctuations obligatoires de cette trouvaille, ou retrouvaille, provoquent des crises très angoissées de «dépersonnalisation» où l’on peut voir l’enfant se rattraper la bouche en hurlant.

b) Nous observons également la négligence d’un hémicorps que j’ai appelée "hémiplégie autistique", ou bien le besoin de se coller latéralement au corps de l’autre : prendre le bras ou la main de l’autre pour obtenir ou faire quelque chose appartient à cette problématique.

On peut observer plus rarement une négligence des membres inférieurs qui réalise une pseudo-paraplégie et peut gravement retarder la marche.

Chemin faisant, tous ces symptômes se sont révélés en lien avec la non-constitution, la perte, ou la fragilité des bases de l’image du corps (les "représentations du corps" dit A. Bullinger), principalement le sentiment d’enveloppe c’est-à-dire “d’être dans sa peau”, avec un noyau d'attache interne autour de la sensation de continuité, langue/mamelon relayée par le pouce autoérotique, puis par la constitution des grands axes, vertical et horizontal, qui attachent, "membrent" solidement le corps, ce que certains (D. Meltzer) appellent le "squelette interne".

Les enfants avec autisme qui progressent dans la communication sont conscients du processus de construction ou reconstruction de ces formations et cherchent à nous l’expliquer, tout d’abord en langage préverbal dans des séquences de comportement répétitives et insistantes, se retrouvant d’un cas à l’autre, et qui nous forcent à les décrypter.

c) Reconstruction du moi corporel

Voici comment les enfants avec autisme, les uns après les autres, résument le processus de formation de cette contenance-peau ou "enveloppe" : il faut combiner le tactile profond c'est-à-dire appuyé, principalement au niveau du dos, qui est le premier contact accepté ou recherché par les enfants (Soulayrol, 1988) et qui draine les échanges rythmiques dans le sonore et probablement dans les autres sensorialités de proximité, combiné avec l’intense pénétration du regard : ainsi se forme une enveloppe circulaire ou plutôt sphérique tout autour du corps et tout d’abord de la tête (G. Haag, 1988). Cela va de pair avec un réinvestissement de la bouche et de la zone péribuccale évoqué plus haut. Cette première sphère englobe aussi la main. Nous reconnaissons là ce qui se passe dans les premiers mois de la vie de tout nourrisson : soutien dos/nuque, enveloppe sonore, intense œil à œil pendant le nourrissage, surtout  dans le deuxième mois.

L’étape suivante est la consolidation des grands axes du corps, qui sont souvent non constitués ou très fragiles, donnant des enfants pantins ou plus souvent des enfants très enraidis tentant de "se tenir" sur leur propre rigidité musculaire. Là aussi ce sont les démonstrations insistantes des enfants qui ont forcé notre compréhension : le côté dominant du corps est fortement identifié au corps et aux fonctions de la mère ou du personnage maternant réactualisé dans le transfert sur le thérapeute, et le côté mineur est identifié au soi de l'enfant. La communication se rejoue d’un côté à l’autre du corps dans les jeux de mains en intégrant l’axe (Haag G., 1985, 2000).

Nous avons des démonstrations similaires pour l’intégration des membres inférieurs, dont les principaux signes sont répertoriés dans les articles sus-cités.

Toutes les démonstrations des enfants, notamment du côté des reprises développementales sont parfaitement congruentes avec ce que nous donne la reprise de l’observation du développement évoquée ci-dessus. Elles s’entrecroisent aussi très bien avec les apports des repérages proposés par les sciences cognitives qui ont eu raison de souligne, dans l'autisme par exemple, l’absence de pointage proto-déclaratif, que nous avions également remarquée comme étant une caractéristique importante, ainsi que l’absence d’attention conjointe. Les enfants nous éclairent, dans ce que j’appelle leurs "narrations préverbales", sur certaines articulations entre ces différents signes en les reliant à la fragilité de la contenance et en les mettant dans la filière des processus identificatoires que nous avons pu ainsi mieux comprendre.

d) L’évolution, même favorable, n’est pas linéaire, elle est émaillée de crises qu’il faut bien connaître. En effet, dans les processus thérapeutiques, lorsque ce que nous appelons le “dégel pulsionnel” survient, il est souvent volcanique et donne lieu à de nouveaux troubles du comportement comme les "agressions joyeuses du visage" : griffures, tirage des cheveux, voire morsures, qui sont le témoignage de l'expression retardée de l'amour oral. Ces manifestations doivent amener à faire ou à reprendre ce que l’on fait normalement avec tout bébé dans le deuxième semestre de la vie : faire respecter la limite de la peau, aider à transformer la griffure en caresse, mais surtout théâtraliser la dévoration (jeu du lion), ce qui est l’un des paliers importants d’instauration du faire-semblant qui manque tellement aux enfants avec autisme. Dans le même temps peuvent se multiplier les crises de "tantrum", "crises émotionnelles" dans le vocabulaire cognitif, qu’il est très important de comprendre et de gérer avec les parents et les autres intervenants. Ces crises, qui mêlent rage et angoisses corporelles, surviennent dans la prise de contact avec la réalité et ses frustrations là où auparavant l’enfant aurait colmaté avec des stéréotypies. Elles sont très éprouvantes et peuvent durer entre dix minutes et une heure. Mais, parallèlement, la communication avec l'enfant s’améliore ainsi que son adaptation à la réalité.

Un autre type de crise, plus tardif, est le surgissement d’états maniaques (plus ou moins grandes excitations souvent sexualisées), qui nécessitent la même coopération étroite entre tous les intervenants pour comprendre les angoisses dépressives qui sont en arrière-plan :  pour l’enfant, une auto-dévalorisation correspondant d’une part à une plus grande conscience de son état, de sa différence, de son décalage développemental, de ses bizarreries d’adaptation sociale dues à son plus ou moins long retrait, mais aussi d’autre part à la nuance mélancolique de cette dépression qui comporte des éléments de destructivité. C’est vraiment le rôle des psychanalystes de contenir le mieux possible cette crise dans la relation thérapeutique. Cette crise, si elle arrive au moment de la puberté, peut se combiner à l’excitation pubertaire, ce qui ne peut qu’amplifier le caractère d’excitation sexualisée. Le recours à une aide médicamenteuse transitoire peut être nécessaire.

e) Le développement du langage est très variable, souvent partiel (Haag G., 1996). La tonalité de la voix a du mal à se mettre en place : voix haut perchée, monocorde. Il faut dire que le rapport des autistes au sonore est très particulier, avec probablement un trouble instauré dès la vie prénatale. Il existe une hypersensibilité à certains bruits (machine trépidante, perceuse, tondeuse...), mais aussi au bruit de l’articulation consonnantique de la parole, le “dur” de la parole. On est donc obligé de musicaliser beaucoup sa voix, certains enfants ne se démutisant d’abord qu’en sons vocaliques ou en chansons.

L’étude récente d’imagerie cérébrale fonctionnelle par résonance magnétique de M. Zilbovicius et coll. (2004) a montré, chez huit sujets normaux, une activation du sillon supérieur du lobe temporal significativement plus grande à l’audition de la voix humaine qu’à celle de sons d’autres origines. Sur cinq adultes avec autisme, il y eut chez l’un d’eux une activation de ce sillon mais unilatérale droite, chez un autre il y eut une petite activation en dehors de ce sillon, les trois autres n’ont pas eu d’activation plus grande à l’audition de la voix. Les extrapolations de ces résultats par le communiqué de l’INSERM (19.08.04), et par beaucoup de médias écrivant par exemple que "les autistes sont imperméables à la voix humaine", nous ont semblé heureusement très hâtives. En regard de cette expérience, de plus amples "Réflexions de psychothérapeutes de formation psychanalytique s’occupant de sujets avec autisme" que j’ai rassemblées, ont été publiées avec le soutien de 200 professionnels de l’autisme (Haag G., 2005).

Certes, les sujets avec autisme sont fréquemment en état de non réceptivité de la parole ; cependant nos observations cliniques nous font présumer qu’il y a bien une possibilité de reconnaissance de la voix mais dont l’entrée serait en quelque sorte conditionnée par une triple exigence : une suffisante douceur et musicalité, l’adéquation du contenu à leurs préoccupations, notamment de leurs vécus corporels, et pour certains la précaution de ne pas adresser directement le commentaire émotionnel.

C/ Résultats

Nous sommes bien d’accord que la prise en charge psychanalytique, si elle n’est pas combinée étroitement avec les efforts éducatifs, le dialogue fréquent avec les parents, et le plus souvent possible un travail de soutien à domicile, ne peut suffire à elle seule. Mais la confrontation de nos expériences de psychothérapeutes de formation psychanalytique nous permet d’affirmer que nous avons aidé un certain nombre d’enfants avec autisme de bon niveau intellectuel à évoluer avec beaucoup moins de séquelles, notamment obsessionnelles avec rigidité de la pensée telles qu’elles sont décrites dans la littérature depuis Léo Kanner, et aussi avec une meilleure contention émotionnelle, bien que cela reste le point fragile, mais les patients en sont alors devenus conscients et capables d’organiser les préventions nécessaires. Il faut aussi savoir qu’il peut y avoir une aggravation transitoire des symptômes anxieux ou obsessionnels pendant l’adolescence et plus particulièrement à la phase pubertaire car celle-ci réébranle le moi corporel.

Nous avons aussi travaillé avec des enfants déficitaires qui évoluent certes beaucoup plus lentement, mais qui nous "parlent, au moyen des mêmes démonstrations préverbales, des mêmes représentations du développement du moi corporel et de ses aventures que les enfants de haut niveau au début de leur traitement. Il faut cependant reconnaître que certains enfants, même vus très tôt dès la première année de la vie et traités assez intensément, évoluent très peu sans que nous puissions, dans l’état actuel de nos connaissances, comprendre pourquoi. Ces cas, malheureusement très éprouvants pour les familles et pour les intervenants, mériteraient que l’on resserre d’autant plus les liens interdisciplinaires. Malheureusement la souffrance et le sentiment d’échec poussent certaines familles à rompre en nous accusant d’impuissance et s’engouffrent dans le clivage actuellement en cours dans certains milieux scientifiques.

 

II – Le soutien aux familles

Il peut prendre différentes formes :

  • Les consultations familiales de départ alternent des entretiens avec les parents seuls, et avec les parents et l’enfant. Il s’agit tout d’abord de se communiquer les observations de chacun, d’échanger les compréhensions intuitives des parents et celles issues de notre expérience, de reprendre les repères développementaux qui ont plusieurs raisons d’être embrouillés, de laisser parler la souffrance et les interrogations forcément angoissées des parents, lesquels nous demandent souvent un pronostic qui est très difficile à donner lorsque l’enfant est très jeune : Parlera-t-il ? Quand ? Nous n’avons pas actuellement de critères fiables de pronostic. Nous pouvons pécher par trop d’optimisme ou de pessimisme. Le plus sage et le plus fécond, mais aussi le plus difficile à maintenir, semble être de proposer une étroite coopération pour suivre l’évolution pas à pas en cherchant les meilleures prises en charge pouvant favoriser le développement de l’enfant à l’étape ou il est. Cela suppose, aussi bien de la part des parents que de celle des professionnels, de pouvoir tolérer l’incertitude et, tout en prenant les moments nécessaires de recul pour l’évaluation des différentes étapes, de se focaliser sur tout ce que nous pouvons observer et comprendre de l’enfant, qui va, comme nous l’avons vu, même dans les évolutions les plus favorables, traverser des crises qui peuvent apparaître souvent comme une aggravation. La notation soigneuse des signes positifs en contre-point des crises anxieuses ou de nouveaux troubles du comportement peut seule redonner espoir.
  • Le soutien à domicile est un volet important de la prise en charge. Bien avant la création des SESSAD (services d’éducation spécialisée et de soins à domicile), plusieurs équipes ont proposé ce soutien, ne serait-ce qu’une ou deux fois par semaine pendant environ une heure et demie, afin de pouvoir examiner avec les parents certains aspects du quotidien et chercher comment renverser certains cercles vicieux qui se créent obligatoirement autour des troubles alimentaires et du sommeil, de l’absence de jeux spontanés chez l’enfant, aboutissant parfois à supprimer l’espace de jeu au profit de sollicitations seulement éducatives, souvent peu adéquates en raison de la perte des repères développementaux évoquée plus haut. Beaucoup de familles apprécient ce soutien qui consiste à "voir ensemble", et aussi à pouvoir communiquer et partager les interrogations et anxiétés plus fréquemment qu'au rythme des consultations. La visiteuse à domicile pouvait aussi, lors de l’intégration scolaire, faire le pont pour la mise en selle de l’enfant, et l’accompagner dans des lieux de loisirs pour soutenir les tentatives d’intégration sociale. Les SESSAD ont maintenant la possibilité d'apporter le soutien d’interventions plus fréquentes et variées. Dans tous les cas, ce soutien à domicile demande une grande délicatesse de la part des intervenants et un grand respect du rôle des parents. Concernant l'intégration scolaire, la création des AVS peut apporter maintenant beaucoup.
  • Autour d’un enfant autiste, il est difficile de “garder le moral”, même si l’on n’a pas de tendances dépressives ou anxieuses. Les couples peuvent être ébranlés. Certains parents demandent ou acceptent une psychothérapie personnelle, ou de couple. On peut aussi envisager, dans certains cas de plus forte résonance des troubles de l’enfant dans le groupe familial, des thérapies familiales analytiques qui servent en même temps de soutien pour les frères et sœurs ; elles sont réalisées généralement à un rythme hebdomadaire ou bimensuel avec deux thérapeutes. Les associations libres circulent entre les parents, les activités ludiques (jeux, dessins) des autres enfants, et les expressions en langage corporel de l’enfant autiste parlant ou non parlant, dont on peut ainsi mieux repérer le sens tous ensemble. Cette thérapie peut être préalable, parallèle, ou postérieure à la thérapie individuelle de l’enfant. C’est le thème groupal se dégageant qui est retenu et interprété par les thérapeutes ; il est fait des résonances entre les angoisses archaïques de l’enfant et celles que nous avons tous au fond de nous avec notre psyché très complexifiée et articulée avec nos héritages transgénérationnels, pleins de richesses mais aussi parfois de drames terribles qui peuvent faire irruption dans le thème groupal et être compris.
  • Certaines équipes proposent aussi des groupes de paroles pour les parents, et d’expression pour la fratrie qui sont très appréciés.

Ces soutiens spécifiques offerts par les psychanalystes ne sauraient remplacer le soutien et l’aide concrète que peuvent trouver les parents dans leurs Associations : partage des difficultés avec le réconfort de la profonde sympathie que peut éveiller la difficulté commune, échanges d’informations de toutes sortes, union pour cerner les besoins et réclamer avec force les équipements nécessaires pour le suivi des enfants, des adolescents et des adultes. Mais il est tout à fait navrant que certaines Associations se soient installées dans un clivage absolu entre les perspectives éducatives et les perspectives thérapeutiques, même s’il est vrai que certaines fractions du monde psychanalytique, qui garde ses divisions et ses conflits autant que d’autres mondes scientifiques, ont pris, et malheureusement ont encore pour certains des positions, qui, en restant sur l’idée d’une psychogenèse pure, peuvent culpabiliser les parents ou en tout cas ne pas les aider à se déculpabiliser - car quel est le parent qui ne se culpabilise pas si son enfant ne va pas bien ?

Cessons d’assimiler les positions de l’ensemble de la psychanalyse actuelle à celles de B. Bettelheim il y a 50 ans, et affirmons que plusieurs courants psychanalytiques ont développé des recherches cliniques qui peuvent parfaitement, et devraient beaucoup plus que maintenant s’articuler avec les neurosciences et des projets éducatifs. Les diverses méthodes éducatives actuellement en cours vont d'un pôle comportemental plus ou moins conditionnant et à ce titre sujet à discussion dans leurs applications rigides (ABA, TEACH) à un pôle principalement ludique (méthodes de jeu inspirées de Greenspan : Sunrise, Floortime, 3 I) en passant par de nombreuses propositions valorisant un point de vue développemental qui relie fortement la recherche de la communication affective à la sollicitation cognitive, comme la Thérapie d'échange et de développement (C. Barthélémy, Tours). Les travaux sur l'imitation spontanée de type précoce (J. Nadel), l'attention conjointe, et le jeu de faire semblant, mettent l'accent sur l'étroite combinaison dans ces abords de la relance relationnelle avec les sollicitations cognitives de base. Il serait dommage d'oublier les méthodes mises au point en Europe depuis longtemps et pouvant être utiles aux enfants et adolescents avec autisme : Montessori, Chassagny, Feuerstein et d'autres. Au total on est loin de l’élaboration d’une psychopédagogie définitivement au point et suffisamment évaluée, contrairement à ce que proclame chaque nouvelle méthode, sans doute parce qu’on est loin de comprendre encore assez bien les articulations multidimensionnelles de ce grave trouble cognitivo-émotionnel. Les psychanalystes peuvent, dans cette recherche, apporter leur "grain de vérité" disait F. Tustin  pour l’articuler à ceux des autres.

Geneviève Haag

Références 

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Bullinger A., (2004), Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars, Toulouse, erès,

Crespin G., (2004), Aspects cliniques et pratiques de la prévention de l’autisme, Cahiers de Préaut, Paris, L’Harmattan

Frith U., (1989), Autism : Explaining the Enigma, Oxford, Basil Blackwell, trad. fr. Ana Gersehenfeld, L'énigme de l'Autisme, Paris, Odile Jacob, 1992.

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________   (1988), Réflexions sur quelques jonctions psycho-toniques et psycho-motrices dans la première année de la vie, Neuropsychiatrie de l'enfance, 36, (1), 1-8.

________   et coll., (1995), Grille de repérage clinique des étapes évolutives de l'autisme infantile traité, Psychiatrie de l'enfant, 38, 2, p. 495-527.

________   (1996), Réflexions sur quelques particularités des émergences de langage chez les enfants avec autisme, Journal de pédiatrie et de puériculture, Vol. 9, n° 5, p. 261-264).

________   (2000a), La pratique psychanalytique avec les enfants avec autisme : aménagements techniques, processus possibles, développements métapsychologiques, in Pratiques de la psychanalyse, J. Cournut et al., Débats de psychanalyse, Monographies de la RFP, Paris, PUF (2000), p. 75-85.

________   (2000b), Le moi corporel, in L’enfant, ses parents et le psychanalyste, Cl. Geissmann, D. Houzel eds, Paris, Bayard, p. 459-472.

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