Daniel Stern : le bébé, la danse et la musique

La lettre-hommage de Bernard Golse

Daniel Stern nous manque infiniment.

C’était une personne d’une élégance extrême, tant physiquement que psychiquement, et pour ce qui me concerne, ma rencontre avec lui aura été décisive dans ma manière de considérer le monde du bébé et des interactions précoces.

Je crois d’ailleurs qu’il est devenu impossible, aujourd’hui, de parler du bébé sana avoir en tête tout ce qu’il nous a apporté avec son concept d’accordage affectif, et avec ses réflexions sur les représentations d’interactions qui se trouvent au cœur de la problématique de la narrativité préverbale.

Son absence à Cerisy, en septembre dernier, absence due à des problèmes de santé, était déjà terriblement triste, et ce d’autant que lui et son épouse Nadia se réjouissaient beaucoup, m’avaient-ils dit, de ce temps d’échanges avec nous tous.

Son absence, désormais définitive, n’est pas seulement irréversible, elle est irremplaçable !

Il y a quelques années, un projet nous avait été proposé à tous les deux, d’assister à des répétitions des ballets de l’Opéra de Paris, et de faire, chacun, nos commentaires de spécialistes du bébé, lui à partir de ses connaissances dans l’art de la chorégraphie, moi à partir de ma formation de musicien.

Ce travail d’entrecroisement des regards qui devait faire l’objet d’une émission télévisée ne s’est finalement jamais concrétisé, mais à cette occasion, j’avais ressenti avec beaucoup d’émotion combien nos façons de voir et de penser le bébé étaient complémentaires et profondément ancrées dans le monde de la musique.

C’est ce que j’ai voulu essayer de dire au Colloque de Cerisy pour faire une place à l’importance de sa pensée, en dépit de son absence d’alors, et c’est ce que j’ai voulu transmettre ici, sur ce site, dans les quelques images qui ont été extraites de cette très émouvante soirée.

« Le monde interpersonnel du nourrisson », en 1989, est devenu un livre-culte pour tous ceux qui cherchent à mieux comprendre les étapes développement précoce dans la perspective de l’intersubjectivité primaire, et « Le journal d’un bébé », en 1992, est venu témoigner des capacités stupéfiantes que D. STERN avait de s’identifier au monde interne du bébé, nous faisant ainsi saisir comment celui-ci, à partir d’expériences relationnelles et sensorielles distinctes, va pouvoir, peu à peu, faire des liens et les rassembler dans un éprouvé signifiant pour lui qu’il y a en fait une continuité entre ces différents vécus, une continuité qui le fait accéder au ressenti que c’est cela, au fond, sa vie et qu’il y a ainsi très vite une ébauche d’unité corporelle et temporelle de sa personne en devenir...

Telle est la notion d’enveloppe proto-narrative qui est venue fonder, grâce à D. Stern, une certaine dimension phénoménologique de la psychologie, de la psychopathologie et de la psychiatrie du bébé dont on sait qu’elle a pris son essor, en France, autour de Serge Lebovici et de Michel Soulé notamment, dans les années 1980, à la suite du congrès de Cannes, en 1983, congrès de la Waipad (World Association of Infant Psychiatry and Allied Disciplines) qui allait plus tard devenir la Waimh (World Association of Infant Mental Health) en 1992.

Mais je reviens à la musique.

Dans la dernière partie de sa vie, D. Stern est devenu conseiller artistique et scientifique d’une célèbre troupe de ballets New Yorkais, et c’est quelque chose dont il parlait avec un enthousiasme et un plaisir intenses et contagieux.

Pour lui, me semble-t-il, les interactions précoces mère/bébé valaient comme un véritable ballet, et il en parlait souvent sous l’angle d’une authentique chorégraphie.

Quelques exemples peuvent ainsi être donnés de cette approche si stimulante et si fascinante.

* Sur fond d’intersubjectivité primaire, le bébé est un extraordinaire observateur du style interactif de sa mère, soit de ses réponses en termes d’accordage affectif.

Chaque bébé a, en effet, une mère plus ou moins unimodale ou transmodale, plus ou moins immédiate ou différée, plus ou moins atténuée ou amplifiée dans ses réponses aux signaux qu’il lui adresse, et il forge ainsi ses « représentations d’interaction généralisées » qui valent pour lui comme un portrait abstrait et rythmique de sa mère.

Le phrasé musical ou linguistique peut d’ailleurs aisément être mis en perspective avec les « affective shapes » si bien décrites par D. Stern et qui sous-tendent ce qu’il a étudié sous le terme d’enveloppes proto-narratives.

On a à faire, ici, avec des contours d’intensité qui s’avèrent isomorphes, quand tout va bien, à la dynamique émotionnelle transmise et échangée entre la mère et le bébé dans le cadre de l’accordage affectif, dit encore « harmonisation des affects », ce qui montre bien, d’ailleurs, la référence musicale des travaux de D. Stern.

En tout état de cause, de son côté, la musique vaut aussi comme narrativité, mais comme une narrativité d’affects et d’émotions plus que d’images au sens strict du terme (hormis la question bien particulière des musiques dites figuratives, dont la valeur est souvent discutable !).

* D. Stern a également évoqué les interactions mère/bébé sous l’angle d’une sorte d’improvisation à deux, et j’ai eu le plaisir de lui faire remarquer que Martial Solal définissait l’improvisation du jazzman comme l’art d’avancer sans cesse dans la phrase musicale en ayant l’impression de se tromper à tout moment mais de se rattraper à chaque instant, ce qui peut-être se passe ainsi entre mère et enfant...

* D. Stern a également insisté sur les capacités d’imitation immédiate du bébé qui plaideraient en faveur de l’intersubjectivité primaire, et qui permettent de se représenter les interactions mère/bébé comme une danse au sein de laquelle a lieu une interchangeabilité permanente du meneur de la danse, ce qui rejoint d’ailleurs tout à fait les travaux de C. Trevarthen.

* On sait aussi à quel point D. Stern a démontré le sens du rythme chez le bébé à travers l’analyse du classique jeu de la bébête qui monte... jeu qui débouche sur un éclat de rire quand le bébé perçoit que le dernier toucher de l’adulte sur son cou survient juste un tout petit trop tôt, ou juste un petit peu trop tard par rapport à ses prévisions implicitement calculées !

* Il resterait enfin à évoquer la structure quasi universelle des berceuses qui renvoie à la structure du sonnet comme l’a bien montré C. Trevarthen, ce qui enchantait D. Stern comme preuve d’une convergence entre la musique et la question des interactions précoces.

Voilà ce que je voulais évoquer, aujourd’hui que D. Stern n’est plus.

Il savait nous montrer à quel point le bébé est une personne, et ce faisant, il avait une manière de nous parler – avec sa voix si musicale – qui faisait qu’en l’entendant, nous nous sentions nous-mêmes davantage reconnus comme une personne.

Certes, à plusieurs reprises, j’ai eu à exprimer mon désaccord avec telle ou telle de ses positions à l’égard de la psychanalyse dans le champ du développement précoce.
De colloque, en colloque, cela était même devenu une sorte de jeu entre nous, mais il s’agissait d’un jeu qui n’enlevait rien à l’énorme admiration affectueuse que j’avais à son endroit.

J’aimerais encore y être... ma nostalgie est insondable.

Salut Dan, et merci pour tout !

Éléments bibliographiques

D.N. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson – Une perspective psychanalytique et développementale, Paris, PUF, Coll. « Le fil rouge », 1989 (1ère éd.).

D. N. Stern, Journal d’un bébé, Paris, Calmann-Lévy, 1992.