Le gentleman qui murmurait à l’oreille des bébés

L'hommage de Sylvain Missonnier

Tout a véritablement commencé dans les années 80 avec la lecture d’un livre, Le nourrisson, la mère et le psychanalyste[1].

Il inaugurait pour moi les années initiatiques « Lebovici ». Le célèbre psychanalyste, devenu grand-père et, enfin, Professeur de psychiatrie infantile à Bobigny, proposait dans le droit fil de cet ouvrage des enseignements originaux à partir de ses consultations parents-bébé, vécues en direct par les impétrants grâce à la vidéo. Á l’époque, cette initiative didactique très novatrice mobilisait autour de « Lebo » une bande de psychiatres, psychologues et psychanalystes tous autant passionnés par cette proposition thérapeutique pionnière que par sa théorisation innovante… et à contre-pied de l’orthodoxie !

De fait, dans les séminaires de « Lebo », le chantier était captivant et souvent délicieusement transgressif : comment mettre cliniquement en perspective, la métapsychologie, la théorie de l’attachement de Bowlby et les propositions des interactionistes dont Brazelton était l’ambassadeur le plus célèbre ?

Lebovici s’engageait avec une générosité, une acuité et une créativité devenues légendaires dans ce chantier de la consultation thérapeutique. Par contagion, cette construction s’imposait à notre bande comme l’épicentre du débat épistémologique du moment même qu'il plongeait dans le scepticisme, sinon l’opposition franche, un certain nombre de collègues dont Green restera pour l’histoire hexagonale le chef de file emblématique[2].

Pour offrir un cadre thérapeutique aux dysharmonies relationnelles grinçantes entre parents et bébé, « Lebo » voulait relever le défi de mettre en synergie l’enfant reconstruit après-coup dans la cure psychanalytique d’adulte et l’enfant de l’observation ici et maintenant de Freud avec son petit fils Ernst, de Winnicott avec les bébés mais aussi des éthologistes qui avaient inspiré Bolwby et, enfin et surtout, des spécialistes des interactions mère-bébé chez qui l’apport de la théorie générale des systèmes avait ouvert un champ puissamment heuristique.

C’est avec l’aura de ces derniers, que Daniel Stern est apparu un beau jour, invité par Lebovici à l’une de nos réunions de chantier à Bobigny. L’homme frappait instantanément par son élégance et la subtilité de son charme. Nous connaissions la jovialité emphatique des imitations facétieuses des mères et des bébés de Brazelton,  le tact et la profondeur envoutante de Stern nous ouvrit d’emblée un nouveau monde, convergent mais plus complexe, celui de l’accordage affectif mère/bébé dont chaque échange avec lui constituait une partition savoureuse et éclairante.

« Dan » ne s’en vantait jamais mais il avait une triple formation. Après des études de médecine à l’Albert Einstein Medical College, il s’est d’abord spécialisé en psychiatrie en 1964 au Columbia University College of Physicians and Surgeons. Ensuite, en 1972, il a démarré son cursus de formation psychanalytique à la Columbia University Center for Psychoanalytic Training and Research. Enfin, Professeur associé à la Cornell University Medical School, il devient un éminent chercheur centré sur l’interaction mère/bébé, grand connaisseur des travaux de la psychologie développementale du bébé.

C’est le Stern de ces années à Cornell avant qu’il ne s’installe à Genève comme Professeur de psychologie à l’Université, que nous croisions dans les premiers écrits du « Lebo » bébologue et, plus particulièrement, les citations de son premier et remarquable livre traduit en Français Mère enfant. Les premières relations[3].

Pour moi qui me passionnais à ce moment là pour la temporalité rythmique dans les interactions, les derniers chapitres de cet ouvrage restent gravés dans ma mémoire. Stern aura souvent recours à partir de cet écrit fondateur à la métaphore chorégraphique pour faire comprendre l’équilibre harmonieux et précis de la « danse » d’un juste accordage. Mais, ce que l’on oublie souvent, c’est que c’est l’analyse du fameux combat de boxe en 1966 entre Mohamed Ali et Mildenberger qui constitue un tournant pour Stern dans sa compréhension de l’importance de la « connaissance anticipative », cruciale pour les enjeux relationnels de l’accordage comportemental et affectif mère/bébé. Mon investissement dans l’exploration psychanalytique de l’anticipation et du virtuel a germé dans la lecture émerveillée de ces pages entre danse et boxe[4] !

Pour autant, le livre culte qui a définitivement donné une place épistémologiquement stratégique à Stern dans notre agora et bien au-delà, c’est à juste titre Le monde interpersonnel du nourrisson[5] publié dans la collection Le fil rouge des PUF par l’entremise de Lebovici. En constatant aujourd’hui, l’usure de mon exemplaire de ce livre, je suis touché par l’importance qu’il a pris dans ma trajectoire. L’émergence du soi du bébé y est magistralement décrite dans une redistribution théorique où l’observation de la psychologie développementale induit bien des réformes des théories psychodynamiques les plus répandues à l’instar de « l’autisme normal » du nourrisson évoqué par Mahler[6].

Dans un passage émouvant de la préface de ce livre fameux, Stern raconte, sans plus de précision, avoir passé enfant « un temps considérable à l’hôpital » à observer la relation entre les adultes et les enfants. « Afin de comprendre ce qui se passait, je devins un observateur et un lecteur du langage non-verbal. Je n’en suis jamais sorti » écrit-il.

Cette efficience radicale à pouvoir s’identifier à l’infans (celui qui ne parle pas) culmine avec l’incroyable Journal d’un bébé[7] où Stern se met dans la peau de Joey dans les passages en italique du livre où poésie phénoménologique et rigueur scientifique sont intimement liées au service d’une composition d’une vraisemblance troublante.

Dans cette veine, son affinité élective avec la philosophie du temps de Ricœur lui a permis d’enrichir singulièrement la partition des « formes de vitalité[8] » « protonarratives » du bébé. Nos travaux[9] avec Bernard Golse sur « l’identité narrative » du bébé, récemment revisitée à l’occasion des rencontres de Cerisy[10], sont indissociables de l’inventivité de Stern, véritable Champollion des messages narratifs premiers de l’infans.

Mais Stern, c’est aussi un point de désaccord emblématique qui s’impose à moi en écrivant ce papier sous la forme d’un souvenir. Je le revois affirmant vivement à Lebovici qu’il n’avait pas besoin pour explorer la constellation parents/bébé de son « interaction fantasmatique » et que les registres comportementaux et affectifs lui suffisaient largement ! Lebovici n’y croyait pas et je suis encore aujourd’hui pleinement d’accord avec lui.

La conflictualité véhiculée par ce que Cramer et Palacio-Espasa ont décrit comme des identifications projectives parentales pathologiques est un des fils essentiels de la tresse relationnelle plurielle des dysharmonies relationnelles précoces. Lors de consultations brèves parents/bébé, il est techniquement juste que l’attention des thérapeutes ne se limite pas à la seule exploration rétrospective de la conflictualité inconsciente parentale inhérente à la relation avec le bébé et que le « moment présent[11] » de ces échanges soit investi à sa juste valeur, mais, pour autant, il est erroné d’exclure a priori l’intérêt de cette filière fantasmatique. Tout est affaire en la matière de « sur mesure » et de dosage selon les triades et la temporalité du processus thérapeutique engagé…

Dans ces moments de désaccord, « Dan » ne se désaccordait jamais affectivement de ses interlocuteurs. Sa douce et ferme élégance permettait encore et toujours de cheminer dans un débat, toujours indemne des pesanteurs de la polémique et où l’amitié se densifiait.

C’est bien pourquoi « Dan » restera avant tout dans ma mémoire affectée comme celui qui a accepté il y a bien longtemps de me faire cadeau d’une véritable attention alors que j’étais encore en culotte courte mais déjà en train de lui demander pourquoi son monde interpersonnel du bébé aérien  scotomisait le fœtus prénatal et devait attendre la naissance pour mériter une description si affutée !

Sa curiosité intacte de l’autre, jamais démentie à chaque nouvelle rencontre, va sacrément nous manquer.

Sauf à croire envers et contre tout que, parfois, des moments présents d’exception incarnent, le temps d’une vie, l’éternité.

Sylvain Missonnier, Pr Paris Descartes. Psychanalyste SPP.

Notes

[1] S. Lebovici et S. Stoléru, Paris, Le centurion, 1983.

[2] A. Green (1992). A propos de l’observation du bébé. Journal de la psychanalyse de l’enfant. N°12, 133-153.

[3] (1977), Liège, Pierre Mardaga Editeur, 1981.

[4] S. Missonnier (2009). Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, PUF.

[5] 1985, Paris, PUF, 1989.

[6] Il serait bien injuste d’accabler M. Mahler de cette seule affirmation. Il est plus intéressant de noter le fort contraste entre, d’une part, la grande qualité de ses descriptions d’enfant réellement observés par son équipe et, d’autre part, sa vision erronée des bébés supposés théoriquement plongés dans « l’autisme normal » en l’absence cette fois d’observation. Cf. M. Mahler, F. Pine, A. Bergman, (1975), La naissance psychologique de l’être humain, Paris Payot, 1980.

[7] 1990, Paris, Calmann Levy, 1992

[8] D. Stern (2010), Les formes de vitalité, Paris, Odile Jacob.

[9] B. Golse et S. Missonnier (2005), Récit, attachement et psychanalyse, Toulouse, Eres.

[10] La narrativité : Racines, enjeux et ouvertures, 5/12 septembre 2012.

[11] Stern D., (2003), Le moment présent en psychothérapie. Un monde dans un grain de sable. Paris, Odile Jacob.