Fonction d'altérance et soins palliatifs en réanimation pédiatrique

Pour étayer les équipes, Sylvie Séguret forge le concept de "fonction d'altérance", et en articule les enjeux cliniques et métapsychologiques.

De l'utilité de prendre soin des soignants dans une clinique à haut risque...

Au cours de cette présentation, Sylvie Séguret explicite la notion d’« altérance », néologisme proposé pour tenter de définir l'impact sur les soignants des situations extrêmes, avec leur poids psychologique mais aussi  leur richesse, et les modifications maturatives qu'elles impliquent.

Intervention de Sylvie Séguret, psychologue clinicienne dédiée au soutien des soignants de la Réanimation médico-chirurgicale de l'Hôpital Necker, au cours de la journée du 24 novembre 2016 à Bobigny du Réseau Naître dans l'Est Francilien (NEF) " Nouveau-nés à risque? Parents (et soignants) exposés .... Du dépistage à l'accompagnement". (Organisée par le Dr Patrick Daoud et le Dr Benoit Quirot).

La fonction d'altérance, propositions cliniques et éclairages métapsychologiques

Depuis la loi Leonetti de 2005, les soignants de réanimation pédiatrique se sont investis dans les soins palliatifs.

Ces accompagnements auprès des enfants et des familles, qui, il y a quelques années, pouvaient paraître en décalage avec la vocation de ‘sauveteurs’ propres à ces services d’urgence extrême, se révèlent riches d’émotions, de réflexions, d’engagement et font maintenant partie intégrante de la fonction médicale et paramédicale des soignants de réanimation pédiatrique.

Les décisions de passage en soins palliatifs, prises à l’issue de staffs décisionnels collégiaux, sollicitent chaque soignant au plus près de ses convictions, de ses doutes, de son humanité.

Tout être humain est en effet pris dans le scandale universel que représentent la maladie grave, l’échec des thérapeutiques et la mort d’un enfant.

L’exigence est importante. Il est demandé à chacun une présence et une attention quotidienne auprès de l’enfant et de sa famille, alors que les traitements médicaux ne sont plus la priorité : il s’agit de soins, tant physiques que psychiques, qui engagent le soignant dans la relation à l’autre, mais sans le recours des gestes techniques et des appareillages habituels dans ces services.

À l’écoute des infirmiers, médecins, aides-soignants, nous sommes touchés de leur investissement dans ces accompagnements, et de la délicatesse indispensable qui en est leur corollaire.

Avoir 20 ans et tenir la main d’une mère effondrée, savoir rester présent, parfois dans le silence, sans fuir, renoncer à l’espoir d’une guérison mais maintenir l’espoir de permettre un temps de vie apaisé, temps dont on ignore la durée, favoriser les liens familiaux, être ouvert aux souhaits de l’enfant et de ses proches, parents, frères et sœurs, grands-parents, s’effacer parfois, être vigilant aux signes de douleur ou d’inconfort, animer les temps d’échanges, créer des espaces relationnels, communiquer avec tous les intervenants, … la liste est infinie de ce que l’on demande aux équipes, parfois très jeunes.

Il convient donc de porter grande attention au vécu des soignants.

Les collègues, les confrères, les seniors, sont toujours proches, ressources incomparables.

L’équipe mobile de soins palliatifs, présente du début jusqu’à la fin de ces accompagnements représente une aide si précieuse que l’on ne saurait plus s’en passer.

Les cadres attentifs aux signes de burn out, les deux psychologues du service, disponibles, présentes au quotidien et proches des familles et de l’enfant, les différents spécialistes, les kinésithérapeutes, la psychomotricienne, l’éducatrice de jeunes enfants, l’assistante-sociale, les clowns, les représentants des différents cultes, tout ce réseau créé un filet contenant autour de chacun.

Nous souhaiterions présenter ici, s’ajoutant à tous les liens relationnels décrits ci-dessus, le rôle d’une psychologue uniquement dédiée à l’équipe soignante du service, en décrivant plus précisément l’une de ses interventions : l’espace de parole, appelé « heure de pose », mis en place chaque semaine, depuis dix ans,  lieu d’échanges informels, avec ou sans thème, ouvert à tous.

La prise en charge des enfants en soins palliatifs fait très fréquemment l’objet des discussions de cette réunion.

C’est là que l’on vient poser, dé-poser ce qui est trop lourd, mais aussi pro-poser car l’invention est au cœur des soins palliatifs.

Il est en effet important que l’investissement auprès de l’enfant et de sa famille, se maintienne sur une durée qui peut parfois apparaître longue. La condition pour qu’il perdure nécessite l’organisation de temps et de lieux de paroles.

Il s’agit ici de permettre au soignant, quelle que soit sa fonction, de parler d’un vécu difficile, d’une situation bloquée avec un enfant, une famille, d’aborder aussi les problèmes institutionnels.

La lassitude parfois ressentie, si elle est entendue et respectée, pourra se transformer en énergie renouvelée et laisser place au surgissement d’idées.

 

Cet espace de paroles à l’intérieur du service, qui vient s’ajouter aux différents staffs, médicaux, médico-socio-psychologiques etc..,  a une double fonction :

  1. Un partage émotionnel d’une part, entraînant un allègement des affects, une mise à distance, en mots, en sens, détoxifiant ce qui peut être traumatique,
  2. Une écoute du vécu de l’autre, où chacun emporte quelque chose de l’autre, tout en conservant un écart.

La transdisciplinarité laisse à chacun son rôle spécifique tout en tissant des liens et un réseau entre tous.

Il se crée dans ces espaces de paroles, comme le dit Bernard Golse, «  une dialectique où le partage ne gomme pas la spécificité professionnelle ».

 

Nous pensons aussi que côtoyer la mort implique la nécessité d’en faire récit.

Cet espace de paroles permet de faire narration d’une situation particulière , de ce que chacun a dû contenir de ses identifications, de ses angoisses, de ses peurs devant l’enfant en risque vital et de ses parents à soutenir et à accompagner  dans un parcours de soins palliatifs.

 Il faut pouvoir accepter les remerciements des familles, qui sont toujours donnés après un accompagnement humain, pouvoir se remercier entre soignants, mutuellement, il faut beaucoup d’humilité pour cela, il faut aussi le temps et le cadre pour que cela soit possible.

Alors chaque membre de l’équipe éprouve  le sentiment de faire corps.

 

Reconnaître la souffrance professionnelle c’est la soulager. Lui donner un espace de reprise et de pensée, c’est dépasser l’émotionnel débordant et donner un sens aux ressentis.

 

Cet espace de reprise et d’élaboration a une fonction contenante et de pare-excitation.

La fonction de contenance du groupe de parole permet à tous les participants de prendre la parole, chacun donnant la  couleur de sa relation à l’enfant, dessinant un ensemble, que l’on peut comparer à la constellation transférentielle chère à la psychothérapie institutionnelle, ensemble coloré, représentant  la "couleur des sentiments" suivant l’expression de Pierre Delion.

 

Lorsque la contenance du groupe est bienveillante, chacun peut s’exprimer, sans crainte du jugement de l’autre, sans crainte des divergences éventuelles.

 

Je peux penser, je peux dire, en mon nom, de ma place. Je peux exposer des éléments y compris négatifs. J’accepte de faire état de ce que je ressens, y compris des sentiments d’effroi, en supportant d’abaisser mes défenses, de baisser la garde, tout en conservant ma spécificité professionnelle.

 

Ces moments de rencontre font lien entre tous. La reconnaissance des émotions vécues en même temps que la narration du travail effectué, procure un sentiment d’affiliation chez tous les participants du groupe de parole, que ceux-ci aient été ou non présents auprès de l’enfant ou de sa famille.

 

Transdisciplinarité émotionnelle et travail de co-pensée sont donc les deux axes de notre travail commun.

 

 Etre quotidiennement confrontés à des dilemmes éthiques, à des décisions de limitation ou d’arrêt de traitement, à des accompagnements en soins palliatifs, modifie profondément les vécus des soignants.

Accompagner enfants et familles au cours de ces jours et heures précieuses nécessite un contrôle de ses émotions, mais également une conscience des effets sur soi, et des modifications entraînées dans notre vision de la maladie, de la vie, de la mort, de la responsabilité du soin.

 

Toutes ces expériences  nous  atteignent et nous transforment en permanence et je parlerai donc ici de la fonction d’altérance, c’est à dire la capacité de nous modifier, de nous changer, de nous transformer, que possèdent ces situations d’accompagnement en soins palliatifs. Etre altéré, c’est aussi être assoiffé - de sens.

 

Altérance est un néologisme que nous proposons pour tenter de définir un état psychique très particulier que connaissent bien les soignants à certains moments d’intense confrontation émotionnelle, sans pouvoir réellement le nommer.

 

Pour Michel de Montaigne, «  Rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens.  »

« Notre état accommodant les choses à soi, et les transformant selon soi, nous ne savons plus quelles sont les choses en vérité, car rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens. […] L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent. » (Montaigne, Essais, II, 12 ; nouvelle Pléiade, 2007, p. 637

Pour Michel Tournier, « La sagesse est altération, mûrissement, mue. » Le vent Paraclet Gallimard 1979

Pour Anne-Marie Rajon, « Reconnaître l’altérité, c’est aussi accepter de se laisser altérer par l’autre. »

Accompagnement, compagnonnage : improbables voyages, Empan 2009/2 (n° 74)

« Pour qu’il y ait véritablement interaction, le compagnon, comme l’accompagnant doivent accepter de se laisser « altérer » par l’autre (du latin : alter, autre, et alterare, rendre autre) par le jeu des identifications et des projections qui fondent l’empathie, sous réserve que chacun y consente et accepte les bouleversements et transformations que suscite la relation. La qualité du compagnonnage et de l’accompagnement est à ce prix. »

 

Le terme d’altérance, par sa connotation d’altération et d’altérité, signifie opportunément l’ambiguïté entre un risque de corruption par l’autre et la possibilité d’une ouverture à l’autre ; l’autre en face de soi, mais aussi, et sans doute avant tout, l’autre soi-même (tensions entre vrai et faux-self), devant des situations extrêmes de souffrance, de mort, de décisions impossibles.

Le concept d’ altérance, exprimant cette ambivalence, pourrait donc aider à une nécessaire prise de conscience bénéfique à l’apaisement des tensions intrapsychiques et relationnelles.

 

La fonction d’altérance représente cette capacité que possède l’autre, du fait de son questionnement existentiel, de sa vulnérabilité et de son appel, de modifier en chacun de nous notre rapport au monde, nous altérant de sens, et nous obligeant à une transformation psychique parfois coûteuse, toujours maturative.

 

Enfin, pour finir, je dirais que reconnaître en soi une forme de vulnérabilité, loin d’être une faiblesse, représente sans doute un facteur déterminant de ressource et de créativité.

Et cette créativité est au cœur de l’accompagnement de l’enfant en soins palliatifs et de sa famille.

Sylvie Séguret, juin 2016
Psychologue clinicienne, association CLEPSYDRE
Dédiée à l’équipe soignante du Service de Réanimation Pédiatrique Médico-Chirurgicale et de Soins Continus
Service du Pr Sylvain Renolleau
Hôpital Necker, AP-HP

Mots-clefs : Soins palliatifs, Réanimation pédiatrique, Décès, Fonction d’altérance, Équipe, Soutien, Éthique