Plaidoyer pour une échographie bien tempérée

Le fœtus, ses parents et l'échographiste. Spirale, 4/2011 (n° 60), p. 45-50. Luc Gourand 1

À résultat équivalent, c’est la façon humaine qu’on préfère aux œuvres de la machine.
De toutes les manières, la plus distinguante est la médiation. Le malentendu consiste à négliger la manière.

Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, Paris, Flammarion, 1998, p. 249

Quand on quitte la salle d’échographie alors que ses images sont encore sur l’écran, on a l’impression qu’on laisse le bébé dans la pièce, disaient-elles. J’ai vu tant de fois des femmes s’arracher à l’écran avec cette expression dans le regard : je ne vais quand même pas le laisser là ! C’est dire l’emprise de cette technique qui va presque subtiliser son bébé à une femme pour en faire un objet médical.

On a l’impression de laisser le bébé dans la pièce. C’est dire l’emprise de la médecine sur le corps humain. Extrait de “Les Maternelles“. France 5

L’échographie prénatale est une sorte de théâtre où ce qui fonde le réel pour la femme enceinte est virtuel pour le médecin, et réciproquement. Les acteurs sont dans deux mondes différents. Ils n’ont ni le même langage ni la même démarche. En dépit, ou plutôt à cause des progrès, l’examen remet en scène à chaque fois les mêmes incertitudes, les mêmes enjeux relationnels et le même malentendu.

L’effraction autorise le zapping du fœtus réel. Le va dire à ta mère qu’elle te r’fasse ! vestige de l’illusion de toute-puissance, infiltre d’une certaine façon l’alibi thérapeutique. Maintenant on peut, pour de vrai dans certains cas, effacer l’anormal et tout recommencer, ou, plus modérément, tenter de corriger ses défauts réparables.

Dans ce rite moderne du mirage des œufs [2], l’intention d’une prise sur le destin est probablement le seul intérêt commun au médecin et à sa patiente.

La demande est souvent sans équivoque. Moi, je ne veux pas du bébé qui n’est pas bon, ou alors il faut me le réparer, sinon je n’en veux pas !, s’exclamait cette mère déjà éprouvée par un premier enfant lourdement handicapé qui avait échappé au dépistage.

La femme enceinte est définie en espagnol comme embarrassée. Cela dit joliment les choses. Le trésor qu’elle porte peut se révéler trop lourd et elle pourra souhaiter ardemment en être débarrassée. D’où un malaise empreint de culpabilité lorsque les aléas du diagnostic prénatal viennent embrouiller l’attente d’un heureux événement. Les parents et les équipes ont perdu leur innocence, et doivent maintenant affronter des situations de certitude relative pour prendre ensemble des décisions qui ne sont jamais indiscutables.

Pour la mère, le fœtus réel est celui de son ressenti, nourri par son corps, patiemment et impatiemment tricoté par sa rêverie [3] et bercé par son ambivalence. Loin d’elle l’idée de statistiques. Sa norme à elle, c’est son désir. Il est encore ébauche embryonnaire qu’elle nous parle déjà de Mon Bébé. Quand elle pose l’inévitable : est-ce que tout est normal ? (la seule question qui l’intéresse vraiment et à laquelle nous ne pouvons répondre que dans quelques cas [4], mais alors seulement par la négative !), elle constate avec une certaine amertume que la technique, même sophistiquée, est impuissante à vérifier l’adéquation à son projet.

Elle attend surtout que sa rêverie ne soit pas contredite par le regard que quelqu’un d’autre porte sur la même image qu’elle [5]. Elle veut avant tout lire dans le regard du médecin la conviction qu’il reconnaît l’expérience qu’elle est en train de vivre dans son corps.

Pour le père, le fœtus est cette chose inimaginable dont il vient entrapercevoir la réalité lorsque sa compagne, qui l’a nommé comme le père, l’invite à la rencontre. Il peut vérifier alors que son propre statut a changé et que ce tiers complique sa relation d’amant. Il retrouve aussi une évidence longtemps remisée : le sexe fort est incapable de porter un enfant. Il en éprouve une certaine tristesse, renforcée par la perception de sa finitude. Tel ce père, étonné de voir si bien le squelette fœtal qui lui évoquait plutôt des images de mort. Ou cet autre, qui demandait : Et la peau, elle vient après ? Comme si le film de sa propre vie se déroulait à l’envers…

Le personnage central est le seul qui n’a pas droit à la parole, mais son avenir est déjà marqué, et parfois déterminé, par ce qui va être prononcé à son propos.

L’échographiste discute désormais de signes de plus en plus subtils qui peuvent mettre sur la voie de pathologies importantes, plus souvent curables. La frontière est ténue entre ce qui est à la limite du normal et ce qui ne l’est plus. Une analyse critique pluridisciplinaire très documentée est nécessaire, mais quelquefois le pronostic est impossible à évaluer… Quand tout se termine bien, on prête généralement trop peu d’attention à ce qui a été pour les parents une terrible parenthèse.

L’examinateur se croit, à tort, bien seul au cours de ses investigations. La contrainte médico-légale peut le conduire à une attitude défensive, agressive, réactivant sa violence fondamentale : c’est lui, ou c’est moi [6]. Si on l’accuse volontiers d’être passé à côté d’un problème, on lui reproche moins d’avoir tiré la sonnette d’alarme prouvant sa vigilance. Mais on ne peut pas gommer ses premières interrogations qui pourront laisser des cicatrices profondes.

Il est paradoxalement soulagé par la découverte d’une anomalie. Pour lui, le bon fœtus est celui qu’il parvient à démasquer ; il éprouve alors une certaine fierté, mais elle est inavouable, impossible à faire partager aux parents. Elle constitue cependant, pour lui, une gratification compréhensible [7]

La séance d’échographie

C’est un lieu où se concentrent d’une façon intense des attentes, des préjugés, des éprouvés très différents pour chacun, et qui vont entrer en résonance.

Nos patientes et nos collègues psys nous ont abondamment informés sur les effets délétères de certaines paroles ou attitudes, comme de la brutalité de révélations intempestives qui bousculent la temporalité.

L’examen n’aurait aucune légitimité sans son orientation thérapeutique, mais en systématisant le dépistage, on considère chaque fœtus comme suspect jusqu’à preuve du contraire, ce qui a fini par imprégner langage et comportements. Or, on observe neuf fois sur dix des fœtus qui vont bien et qui auraient pu se passer de cette exposition. Mais cela, naturellement, on ne le sait qu’après.

Il paraît donc nécessaire de s’interroger sur la nature de l’information que les devenant parents viennent chercher là, au risque de rencontrer le réel de l’échographiste.

Une pratique chirurgicale de l’échographie - au sens de biopsie [8] peut compromettre une occasion unique pour les parents de se rassurer à leur façon sans qu’ils ressentent le besoin d’en demander davantage.

Cependant, la recherche d’éventuelles anomalies est la caution du sérieux de l’examen. Ce qui impose de se donner un objectif corollaire tout aussi sérieux : celui de protéger au mieux la rêverie maternelle. La sécurité émotionnelle des parents est aussi un enjeu d’une particulière gravité.

Qu’il y ait anomalie ou non, il faudrait, à chaque fois, parvenir à une véritable médiation, dans un abord prudent, mesuré, attentif à l’anticipation créatrice [9] des parents, respectant leur subjectivité, et qui ne vise pas nécessairement à objectiver pour eux l’enfant du dedans, mais leur laisse une place de parole et de silence.

Notes

[1] Obstétricien, échographiste, ancien membre du CPDPN de l’Institut de Puériculture et Périnatalité de Paris

[2] La fascination pour la fécondité ne date pas d’aujourd’hui. Dans un fragment d’un tableau célèbre, La chute des anges rebelles (1562, Musée royal des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles), Bruegel évoque, en une surprenante préfiguration de la séance échographique, un rapport de pouvoirs. Des têtes couronnées, mais effrayées, fixent l’étonnante posture d’un ventre à boutons-pression, ouvert volontairement pour exposer ses œufs… et qui donne l’impression d’un défi.

[3] Pour W. Bion, « contenant nécessaire à l’organisation psychique » de l’enfant qu’elle porte.

[4] L’échographie permet de découvrir environ de 70 % à 80 % des malformations congénitales significatives (qui concernent environ 3 % des naissances).

[5] S. Tisseron, « Que voient-ils ? », dans M. Soulé, L. Gourand, S. Missonnier, M.-J. Soubieux, Échographie de la grossesse. Promesses et vertiges, Toulouse, érès, 2011, p. 119.

[6] J. Bergeret, La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984 : « Il s’agit d’une tendance universelle et innée […] dont la visée est la protection du sujet face aux menaces que fait peser sur lui son environnement. »

[7] M. Soulé et al. « De la méchanceté profonde des échographistes », dans M. Soulé et coll., op. cit., p. 253.

[8] Prélèvement sur le vivant, à visée diagnostique.

[9] S. Missonnier, Devenir parent, naître humain, Paris, puf, 2009, p. 102.