Jacqueline Berger témoigne ici de la souffrance connue par une mère et largement paratgée en France par des milliers de parents dont l’enfant n’est « attendu nulle part », enfant inadapté au système scolaire « normal » et qui, faute de places dans des institutions médico-sociales spécialisées, n’ont droit à rien. 13000 enfants en France aujourd’hui sont dits « sans solution » et n’ont droit à aucun soin, aucune éducation, aucune socialisation. Elle parle d’une souffrance inouïe!
Je voudrais témoigner ici de la souffrance que j’ai connue et que connaissent en France des milliers de parents dont l’enfant n’est « attendu nulle part », enfant inadapté au système scolaire « normal » et qui, faute de places dans des institutions médico-sociales spécialisées, n’ont droit à rien. « Pas de places. » 13000 enfants en France aujourd’hui sont dits « sans solution », ils restent tous les jours au domicile des parents, n’ont droit à aucun soin, aucune éducation, aucune socialisation. Je ne parle pas de mal-être, je parle d’une souffrance inouïe.
J’ai deux filles, des jumelles, qui ont été prises en charge à quatre ans dans un hôpital de jour à Paris, c’est-à-dire une structure psychiatrique ouverte : elles souffraient d’un retard psychomoteur global, on a diagnostiqué à l’époque une « sortie d’autisme infantile précoce ». L’arrivée dans cette structure, après des années d’angoisse et d’impuissance, a été une bénédiction : nous avons trouvé là une équipe compétente (éducateurs, psychologues, psychiatres, orthophonistes, institutrices spécialisées) qui nous a aidés à démêler le fil du « puits de silence » dans lequel elles allaient s’enfermer définitivement. À quatre ans, elles ne parlaient pas, quelques mots épars, des jeux répétitifs, un isolement presque total. À onze, l’une parle comme vous et moi, l’autre suit, bien qu’avec un peu de retard. Un chemin considérable. Il n’y a pas eu de miracle, mais un travail pluridisciplinaire avec des gens motivés et compétents, à l’écoute des parents.
Ce chemin a failli s’interrompre lorsqu’elles avaient huit ans, parce que, limite d’âge oblige, elles devaient changer de structure. J’ai passé une année terrifiante à chercher un nouvel endroit adapté à leur âge, la peur au ventre du « pas de places ». Entretiens, rebuffades, périodes d’essai... avant qu’elles soient acceptées dans un hôpital de jour pour plus grands. On me parlait chaque fois de dix demandes d’admission pour une place libre. C’était en 1998. Aujourd’hui, la situation n’a fait qu’empirer, c’est plutôt vingt demandes pour une place, que ce soit dans les hôpitaux de jour ou dans les établissements médico-éducatifs.
Je pense à la terrible régression de cette petite fille de neuf ans d’un hôpital de jour parisien, qui, dans l’attente d’une solution depuis un an, n’est plus prise en charge que quelques heures par semaine. Aujourd’hui, 13 000 enfants sont comme elle « sans solution », autant dire sans espoir. Ces 13 000 enfants souffrant de désordres psychiques suffisants pour les empêcher de suivre une scolarité normale, qu’ils soient autistes légers ou profonds, polyhandicapés, qu’ils manifestent de simples désordres du comportement ou de graves troubles de la personnalité, sont abandonnés par l’État, par la société ; ils n’ont pas droit à des soins, sont privés de tout apprentissage extérieur, de tout apprentissage de la vie en société. 13 000 enfants en souffrance et combien de parents et de frères et sœurs...
Le mot magique ces dernières années a été « intégration ». La circulaire « Handiscol » mise en place par Ségolène Royal, en 1999, énonce que « chaque école, chaque collège, chaque lycée, a vocation à accueillir sans discrimination les enfants et adolescents handicapés dont la famille demande l’intégration scolaire ». Formidable... sur le papier. En réalité, le milieu scolaire « ordinaire » n’a absolument pas les moyens de faire face à cette demande, il n’en a ni les moyens humains ni les compétences quand on sait la fragilité de ces enfants, l’attention qu’ils requièrent. Sont dits « scolarisés » des enfants accueillis une heure ou deux par semaine avec l’aide de bénévoles, au petit bonheur la chance. Cela fait du bien aux statistiques et à la conscience, mais à elles seules. À côté de cela, les institutions médico-sociales manquent cruellement d’enseignants spécialisés, normalement détachés par l’Éducation nationale. Mes filles n’ont pas droit à tout le temps d’enseignement qui leur serait nécessaire, il manque un poste d’institutrice depuis plusieurs années. Demandes réitérées de l’hôpital de jour, pétition des parents, rien n’y fait...
Imagine-t-on en France, aujourd’hui, 13 000 enfants souffrant de blessures corporelles plus ou moins graves, refusés dans des endroits adaptés et compétents parce qu’il n’y a pas de places ? La tête et les jambes. Il y a cette coupure fondamentale, cette idée bien ancrée que le corps se soigne, la tête pas... Alors à quoi bon s’échiner sur ce qui n’est pas rentable à court terme, ne se voit pas de manière rapide, est rétif aux chiffres, à la performance ? Oui, des soins adaptés valent le coup pour des enfants qui ont des désordres psychiques – désordres dont les typologies sont d’une pauvreté à la mesure de notre ignorance sur le fonctionnement de 90 % du cerveau humain – oui, des progrès sont possibles, mais cela coûte cher, cela demande autre chose qu’un cache-misère baptisé « intégration ».
Il y a là une formidable régression de la pensée en matière d’humain, un passage à la moulinette de la productivité – né du plan Juppé d’économie pour la Sécurité sociale –, un déni de la souffrance. C’est ce qui sous-tend cette indifférence compacte des pouvoirs publics depuis tant d’années, malgré les cris d’alarme des professionnels obligés de « trier » les enfants pris en charge, malgré les lettres de désespoir de parents aux ministres de la Santé ou de l’Éducation nationale successifs. De temps à autre un fait divers tragique, le meurtre d’un enfant autiste par une mère à bout de détresse, vient réveiller l’opinion qui s’émeut quelques jours et puis oublie. C’est que ces gens qui souffrent ne constituent pas une force visible, ils sont bien trop occupés à se battre au quotidien pour pallier les carences de la société, les plus chanceux en trouvent le courage, qu’ils en aient les moyens psychiques, culturels, financiers, familiaux, beaucoup souffrent en silence, avec cette honte du rejet, cette honte qui stigmatise la famille dans son entier, marque durablement les fratries, alimente les violences intrafamiliales. Cela ne fait pas une foule revendicatrice, médiatique. C’est aussi sur cette atomisation des douleurs nourrie par la variété des pathologies et des handicaps que jouent les pouvoirs publics pour faire la sourde oreille aux besoins.
Est-ce que l’on peut durablement entendre sans réagir cette mère séparée de sa fille polyhandicapée par 250 kilomètres, parce qu’il n’y a pas d’établissement adapté à proximité, « après dix ans de visite quotidienne ». Ou cette mère de jeune fille autiste placée en Belgique, là aussi unique solution après trois ans d’attente avec l’enfant à la maison. 3 000 familles du nord de la France et de la région parisienne sont obligées d’avoir recours, par défaut, aux établissements belges. Rien que sur Paris et la région parisienne, ce sont au moins 600 places qui manquent.
Si mes filles ont évolué, c’est grâce à une institution spécialisée publique. Quelles que soient les carences que j’évoquais plus haut, notamment en matière pédagogique, l’essentiel est sauvegardé, l’ouverture sur le monde, sur les autres, le bonheur d’être à sa place quelque part, de se sentir attendus, d’y rire, d’y créer des liens avec des adultes compréhensifs, talentueux pour certains. Ces endroits existent pour nos enfants, ce sont des hôpitaux de jour des Instituts médico-pédagogiques, mais si les moyens financiers ne suivent pas, il n’y a pas création de places. Il est urgent de faire cesser cette ignominie où, chaque fois qu’une place se libère, il y a dix, quinze, vingt enfants qui attendent derrière la porte, dont les parents n’ont aucune solution de rechange, des parents qui sont encore assez motivés pour demander des entretiens, toujours les subir, avec le poids de celui qui quémande une aumône. « Prenez-le s’il vous plaît »... Sans l’avoir vécu, personne n’a idée du rejet que cela représente : projeter son enfant et se projeter soi-même dans une compétition dont la dureté n’a d’équivalent nulle part. Imaginez-vous, vous parents du système « ordinaire », qu’il vous faille toquer à plusieurs portes de collèges dont vous ignorez tout, mais avec la vague idée qu’ils sont d’inspiration différente, qu’il ne faut pas se tromper, et la peur au ventre qu’on ne vous retienne pas, que votre enfant ne puisse entrer en sixième. Que plane l’idée qu’il faudra peut-être deux ans avant de trouver une place. Qu’on n’en trouvera peut-être jamais pour plus tard, que le chemin s’arrêtera.
Il y a la peine d’avoir un enfant qui souffre, la peine souvent provoquée par le regard intolérant des autres sur la différence. À ces chagrins privés la société ajoute un désespoir fondamental : y a-t-il pire exclusion d’une société pour un être humain que celle de son enfant, programmée par abandon, par indifférence ? Je parle de société évoluée, celle dans laquelle nous sommes censés vivre.
Jaqueline Berger
© Buchet Chastel, un département de Meta-Éditions, 2007
Ce texte, publié en annexe de l’ouvrage « Sortir de l’autisme », est paru dans Libération le 24 mai 2002, le propos est toujours d’actualité, la souffrance des familles persiste. Le manque de places et de moyens des équipes soignantes demeure en 2021…
La CIPPA remercie Jaqueline Berger ainsi que les éditions Buchet de nous autoriser à la diffusion sur son site.
Conclusion d’une étude publiée en mars 2001, commanditée par le ministère des Affaires sociales et réalisée auprès de 70 CDES par le CTNERHI, Centre technique national d’études et de recherche sur les handicaps et l’inadaptation.
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