De Garcia Lorca à Picasso

...ou « mourir de profil ». Par Gérard Tchoulfayan et Bernard Golse.

Introduction

Pour peu qu’on admette l’idée d’une co-construction de l’intersubjectivité entre l’enfant et les adultes qui en prennent soin, et qu’on n’en fasse pas le produit d’un programme strictement endogène et quasiment donné d’emblée (intersubjectivité dite primaire), force est alors de considérer l’hypothèse selon laquelle cette intersubjectivité, une fois instaurée – et ceci quel que soit le tempo de cette instauration – ne saurait être une conquête stable et définitivement ancrée.

Il y a sans doute toute une série de situations qui redonnent au sujet l’occasion de remettre en jeu une oscillation dialectique entre l’en-deçà et l’au-delà de l’intersubjectivité, en reprenant ainsi le chantier qui avait été le sien à l’aube de sa vie.

Mais l’approche de la mort constitue peut-être une situation particulière, en ce sens que les angoisses qui s’y attachent, s’organiseraient peut-être en référence à la peur de la perte définitive de cette intersubjectivité si chèrement acquise par l’individu dont la mort signe la dissolution dans un inconnu inconnaissable.

L’un de nous (B. GOLSE) avait travaillé cette question dans le champ de sa rencontre avec la production picturale de PICASSO au cours des dix dernières années de sa vie, l’autre (G. TCHOULFAYAN) – en écho à cette évocation – associa alors sur le thème « mourir de profil » présent dans l’œuvre de F. GARCIA LORCA.

C’est le fruit de cette rencontre où se rejoignent la question de la mort et de l’intersubjectivité, qui est présenté dans cet article, le recours aux illustrations culturelles d’une hypothèse psychopathologique n’ayant, bien entendu, pour nous, aucune valeur de preuve ou de validation au sens scientifique du terme, mais seulement de proposition de mise en perspective transdisciplinaire … en quelque sorte !

Peut-être faisons-nous écho ainsi, en partie, au projet de « psychanalyse exploratrice dans la culture » qui a été proposé, de manière si féconde en son temps, on le sait, par G. ROSOLATO.

Les différents modèles de l’accès à l’intersubjectivité et le deuil de l’objet primaire

Sous le terme d’intersubjectivité, on désigne - tout simplement ! - le vécu profond qui nous fait ressentir que soi et l’autre, cela fait deux.

La chose est simple à énoncer et à se représenter, même si les mécanismes intimes qui sous-tendent ce phénomène sont probablement très complexes, et encore incomplètement compris.

Cette question de l’intersubjectivité est actuellement centrale et elle articule, nous semble-t-il, l’éternel débat entre les tenants de l’interpersonnel et ceux de l’intrapsychique.

Mais, il existe aussi un autre débat également d’actualité, concernant l’émergence progressive ou, au contraire, le donné-d’emblée de cette intersubjectivité.

Pour dire les choses un peu schématiquement, on peut avancer l’idée que les auteurs européens seraient davantage partisans d’une instauration graduelle et nécessairement lente de l’intersubjectivité, alors que les auteurs anglo-saxons le sont surtout d’une intersubjectivité primaire, en quelque sorte génétiquement programmée (C. TREVARTHEN ou D.N. STERN par exemple).

D.N. STERN insiste notamment sur le fait que le bébé nouveau-né est immédiatement apte à percevoir, à représenter, à mémoriser et à se ressentir comme l’agent de ses propres actions (processus d’agentialisation des cognitivistes) et que, de ce fait, point n’est besoin de recourir au dogme d’une indifférenciation psychique initiale, si cher aux psychanalystes (quelles que soient leurs références théoriques, ou presque), dogme qui, notons-le au passage, fait immanquablement appel à un point de vue phénoménologique.

Les psychanalystes au contraire, et pas seulement en Europe, insistent sur la dynamique progressive du double gradient de différenciation (extra et intrapsychique), éloge de la lenteur qui s’ancre notamment dans l’observation clinique des enfants qui s’enlisent dans les premiers temps de cette ontogenèse, et qui s’inscrivent alors dans le champ des pathologies dites archaïques (autismes et psychoses précoces), même si cette conception des choses n’implique certes pas une vision strictement développementale de ces diverses pathologies.

Comme toujours dans ce genre de polémique, une troisième voie existe, plus dialectique, et que nous défendrions volontiers.

Cette troisième voie consiste à penser que l’accès à l’intersubjectivité ne se joue pas en tout-ou-rien, mais qu’il se joue au contraire de manière dynamique entre des moments d’intersubjectivité primaire effectivement possibles d’emblée, mais fugitifs, et de probables moments d’indifférenciation, tout le problème du bébé et de ses interactions avec son entourage étant, précisément, de stabiliser progressivement ces tout premiers moments d’intersubjectivité en leur faisant prendre le pas, de manière plus stable et plus continue, sur les temps d’indifférenciation primitive.

Il nous semble par exemple que la description des tétées par D. MELTZER comme un temps « d’attraction consensuelle maximum » évoque bien ce processus puisque, selon cet auteur, lors de la tétée, le bébé aurait transitoirement le ressenti que les différentes perceptions sensitivo-sensorielles issues de sa mère (son odeur, son image visuelle, le goût de son lait, sa chaleur, sa qualité tactile, son portage…) ne sont pas indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire ne sont pas clivées ou « démantelées » selon les différentes lignes de

sa sensorialité personnelle (celle du bébé), mais au contraire qu’elles sont « mantelées » temporairement, le temps de la tétée, et dans ces conditions, le bébé aurait accès au vécu ponctuel qu’il y a, bel et bien, une ébauche d’un autre à l’extérieur de lui, véritable pré-objet qui signe déjà l’existence d’un temps d’intersubjectivité primaire.

Après la tétée, ce vécu de sensations mantelées s’estompe à nouveau, le démantèlement redevient prédominant, et de tétée en tétée, le bébé va ensuite travailler et retravailler cette oscillation entre mantèlement et démantèlement pour, finalement, réussir à faire prévaloir le mantèlement et, donc, la possibilité d’accès à une intersubjectivité désormais stabilisée.

Dans cette conception d’un gradient dynamique et progressif entre indifférenciation primitive et intersubjectivité, on voit que ce mouvement n’est rendu possible que du fait de l’existence de noyaux d’intersubjectivité primaire existant chez tout enfant, mais aussi chez les enfants autistes ou psychotiques (peut-être s’agit-il, ici, des parties non autistiques qu’A. ALVAREZ décrit chez les enfants autistes, aussi autistes soient-ils, et qu’on pourrait, par analogie avec les « ilôts autistiques » décrits par S. KLEIN et F. TUSTIN chez les sujets névrotiques, dénommer les ilôts non autistiques des sujets autistes).

L’accès à l’intersubjectivité correspondrait alors à un mouvement de confluence et de convergence progressives de ces noyaux d’intersubjectivité primaire.

Les travaux de R. ROUSSILLON vont également dans le même sens, qui indiquent que le premier autre ne peut être qu’un autre spéculaire, suffisamment pareil et un petit peu pas-pareil que le soi (pour reprendre, ici, la terminologie de G. HAAG), caractéristiques du premier autre qui invitent à se représenter l’accès à l’intersubjectivité comme un processus de dégagement lent, mais précocement scandé par des moments de différenciation accessibles au sein des interactions B. GOLSE et R. ROUSSILLON).

On sait que R. ROUSSILLON intègre profondément dans sa réflexion les travaux de D. WINNICOTT sur la « transitionnalité », et ceux de M. MILNER sur les caractéristiques de « séparabilité » de l’objet, perspectives qui n’excluent en rien la perspective de cette troisième voie présentée ici.

Ajoutons maintenant que, selon nous, l’intersubjectivité, une fois acquise, n’est pas, pour autant, une donnée définitivement stable.

C’est une conquête à préserver tout au long de la vie et même, à savoir remettre en jeu, ou en question, dans certaines circonstances telles que l’amour, le partage d’émotions (et notamment esthétiques), les expériences groupales et, last but not least, la pensée de la mort.

En tout état de cause, que l’intersubjectivité ne soit que secondaire ou graduellement acquise à partir de noyaux d’intersubjectivité primaire, cette dynamique de différenciation extrapsychique porte en elle le risque d’une certaine violence dans la mesure où elle peut toujours se faire de manière trop rapide ou trop brutale, c’est-à-dire de manière traumatique.

On peut même se demander s’il n’y a pas violence a minima, même quand cette dynamique se joue de manière heureuse, ce que des auteurs comme J.-B. PONTALIS et J. KRISTEVA ont bien montré à propos de la genèse du langage, l’un en référence à la séparation et l’autre au « deuil » de l’objet primaire, ce que N. ABRAHAM et M. TOROK ont également pointé en parlant du « passage de la bouche vide de sein à la bouche pleine de mots », ce que J.-M. QUINODOZ souligne aussi quand il différencie les « angoisses de différenciation » des angoisses de séparation proprement dites, et ce que G. HAAG nous invite enfin, elle aussi, à considérer quand elle évoque le phénomène de « démutisation par vocalisation exclusive » de certains autistes qui cherchent pathétiquement à entrer dans un langage qui ne soit pas synonyme d’arrachement intersubjectif.

Ceci pour dire que cet accès à l’intersubjectivité conditionnant, on le sait, la possibilité d’accès au langage, une certaine forme de violence apparaît donc comme consubstantielle au développement même de celui-ci.

La mort d’Antonito el Camborio (F. Garcia Lorca)

Le poète espagnol Federico GARCIA LORCA né le 5 juin 1898 mourut fusillé par les franquistes dès le début de la guerre civile à Grenade, le 17 août 1936.

Sa vocation initiale de musicien (pianiste et compositeur) fut définitivement contrariée par son père qui se refusait à le voir poursuivre à Paris des études d’harmonie et de composition.

Selon un témoignage de Manuel de FALLA, « il eut été [sinon] aussi grand musicien que grand poète », et il resta un excellent pianiste et guitariste, capable d’interpréter tout le répertoire.

Les lignes qui suivent proposent une approche des mécanismes originels de son inspiration qui, on le verra, sont en lien avec sa relation à la mère et avec les formes que prend la mort, omniprésente dans son œuvre écrite et dans ses préoccupations quotidiennes.

Ce sont des textes remarquablement explicites de GARCIA LORCA, et ce sont ses poèmes qui nous ont guidés (ceux-ci ne sont pas vraiment traduisibles, les versions françaises sont d’origines diverses, certaines personnelles et sûrement perfectibles, mais l’espagnol reste irremplaçable).

L’enfance, la mère, le regard, les conditions de l’aventure poétique

Chez GARCIA LORCA le processus créatif se réclame on ne peut plus clairement d’un retour vers les expériences de l’enfance, dans le lien avec la mère.

De cette enfance il a pu dire qu’ « … elle a consisté à apprendre les lettres et les chansons avec ma mère … », et de sa jeunesse il a pu en dire que l’ « on en revient … comme d’un pays étranger. Le poème, le livre est la relation de ce voyage ».

GARCIA LORCA ajoute ailleurs : «(…) J’ai de grandes archives de mes souvenirs d’enfance : c’est d’avoir entendu parler les gens. Voilà ma mémoire poétique et je m’y rapporte », et dans une conférence sur les berceuses prononcées le 13 décembre 1928, il précise un peu plus sa pensée :

« La mère entraîne l’enfant au loin, loin d’elle, vers d’autres lointains, puis le fait revenir sur son sein et dans son giron pour que fatigué, il s’y repose. C’est une petite invitation-initiation à l’aventure poétique. Il y fait ses premiers pas dans le monde de la représentation. »

L’observateur a pu constater que « … au moment de s’endormir, sans que rien ni personne n’aient attiré son attention, [l’enfant] détournait son visage du sein empesé de sa nourrice (cette petite montagne volcanique frémissante de lait et de veines bleues), et regardait fixement la chambre plongée dans le recueillement en attendant son sommeil. »

Sur quoi, ou sur qui se porte le regard de l’enfant repus ?

GARCIA LORCA répond : il s’agit de l’arrivée d’une fée, et il explique :

« En 1917 [il avait 19 ans], j’ai eu la chance de voir une fée dans la chambre d’un petit cousin à moi. Cela dure un centième de seconde, mais je l’ai vue. C’est à dire que je l’ai vue (…) à la façon dont on voit les choses pures, situées en marge de la circulation du sang, du coin de l’œil (…) Pour provoquer le sommeil de l’enfant, divers facteurs importants entrent en jeu, si nous disposons, bien sûr du bon vouloir des fées. Les fées apportent les anémones et la tiédeur. La mère et la berceuse font le reste. »

La fée surgit à la périphérie du champ visuel, le comblement qu’elle opère autorise l’enfant à détourner un peu son regard de sa mère sans rompre la chaîne des représentations qui le relie à son regard à elle.

Ce n’est donc pas forcer les choses que de dire que, pour GARCIA LORCA, l’œuvre est la relation actuelle de ces voyages vers des perceptions passées qui ont concouru à forger des représentations, en lien avec la mère, et en parade incessante au risque d’effondrement de son système de représentations.

Risque qui, comme la mort, est omniprésent dans son œuvre.

Mais ces conditions de « l’aventure poétique », l’artiste dit ne pouvoir les assumer (dans son exposé relatif à « L’image poétique chez Don Luis de GONGORA ») que lorsque, comme son modèle, « il se place en face de la nature, avec des yeux pénétrants, et admire l’identique beauté que possèdent également toutes formes. Il pénètre dans ce qu’on peut appeler l’univers de chaque chose, mettant ses sentiments à l’échelle de ce qui l’entoure (...) Pour lui une pomme est aussi intensément vivante que la mer, et une abeille aussi surprenante qu’une forêt [souligné par nous]. »

Mettre nos sentiments à l’échelle de ce qui nous entoure, n’est-ce pas nous métamorphoser nous-mêmes à chaque fois ?

Ce qui supposerait une capacité d’identification infinie dans une mouvance de la perception où ce regard, de face, s’affronte, se confronte :

  • non seulement à la mort des représentations qu’il explore pour passer de l’une à l’autre dans une métamorphose de l’animal en végétal, du végétal à l’objet …
  • mais aussi à chacun de ces passages, à la mort d’une représentation possible de soi.

Cette aspiration à la pluralité revendiquée avec véhémence se retrouve dans d’autres écrits dont :

  • Une correspondance de 1918 : « Je me sens empli de poésie, d’une poésie forte, simple (…) Tout, tout ! Je veux être tout, toutes les choses ! »
  • Un texte de la période américaine de dix ans plus tardive (Double poème du lac EDEN) qui insiste, avec moins d’exaltation, sur la perte identitaire qu’implique nécessairement cette démarche : « … je ne suis homme, poète ni feuille, mais pulsation blessée qui sonde les choses de l’autre côté. »
  • Un extrait nous semble indispensable à mentionner dupoème « Poète à New-York », extrait intitulé « Mort, VI. Introduction à la mort. Poème de la Solitude en Vermont », et publié du vivant de l’auteur, en 1931, dans la Revista de Occidente :

 

« Quel effort !

Quel effort du cheval pour être chien !

Quel effort du chien pour être hirondelle !

Quel effort de l’hirondelle pour être abeille !

Quel effort de l’abeille pour être cheval !

Et le cheval,

Quelle flèche aiguë il extrait de la rose !

Quelle rose grise il élève de son museau !

Et la rose

quel troupeau de lumière et de hurlements

elle attache au sucre vivant de sa tige !

Et le sucre

de quels menus poignards il rêve dans sa veille !

Et les petits poignards,

quelle lune sans étables quelles nudités

peau éternelle et rongeurs, ils cherchent !

Et moi sous les auvents,

quel séraphin de flammes je cherche et je suis !

Mais l’arc de plâtre

qu’il est grand, qu’il est invisible, qu’il est minuscule !

Sans effort. »

 

Un tel travail sur les représentations (dans le droit fil du lien avec la mère initiatrice) en passe par le travail sur les représentations de soi, auxquelles l’artiste ne peut logiquement accéder que par une combinaison infinie de tous les moyens de sa sensorialité.

GARCIA LORCA confirme lui-même cette hypothèse dans son intervention sur GONGORA (déjà citée) :

« … le poète doit être un savant selon les cinq sens. Les cinq sens dans cet ordre : vue, toucher, ouïe, odorat et goût. Pour être maître des plus belles images, il doit ouvrir entre eux des portes de communication et souvent superposer leurs sensations, voire déguiser leur nature. »

Ce qu’il en dit ne peut qu’évoquer la possibilité d’une combinatoire des composants de la sensorialité inscrite dans une temporalité qui précède le moment de la naissance.

Autrement dit, l’artiste retrouve, recherche d’une certaine façon la combinatoire oubliée de la généalogie fœtale des cinq sens, dans le corps de la mère – le lien sensoriel à la mère et à son environnement.

La mort est la rupture du lien, et l’interruption du cycle des métamorphoses de la sensorialité.

Dans sa très complète biographie de GARCIA LORCA, « LORCA ou la sublime mélancolie », Jocelyne AUBE-BOURLIGUEUX fournit sur ce passage un commentaire d’autant plus significatif et précieux que le parti pris initial, littéraire, rejoint notre analyse qui, elle, ne prétend pas être littéraire.

Elle y voit GARCIA LORCA rompant « le silence antérieur qui avait pu s’imposer préalablement, [et] donc aurait risqué de durer définitivement peut-être, au sein d’un paysage convulsé ou anéanti », afin de « trouver les mots et de dessiner les contours qui constitueront autant de résurgences formelles et langagières issues d’un passé mystérieux, menacé d’oubli ou de disparition ».

Comment ne pas retrouver dans l’évocation de ces métamorphoses dont chacune interrompue peut conduire à la mort, la nécessité pour le sujet, dès sa conception, de franchir les étapes de son développement, faute de quoi il disparaît.

Le forçage visionnaire qu’opère l’artiste « face à la nature avec ses yeux pénétrants » se développe donc dans l’après-coup d’évènements devenus pour le commun des mortels inaccessibles – l’artiste les rend accessibles par l’émotion que transmet son œuvre.

C’est, en revanche, l’échappée de ce regard (regardant et regardé par la mère) qui ponctue l’évocation de la mort souvent associée, nous y venons maintenant, au signifiant « profil ».

Les morts

Le pluriel s’impose, car il faut différencier :

* La « mort petite », en référence stricte à l’un de ses poèmes : « Chanson de la mort petite » (Pièces complémentaires de Poète à New York). C’est une perte intermédiaire d’une représentation de soi que l’artiste surmonte au prix d’un effort considérable, souligné avec véhémence dans la description des métamorphoses. Cette mort-là projette chaque fois l’auteur dans une autre étape de sa vie, mais la logique du processus reste incluse dans la relation à la mère initiatrice, le regard est de face sur l’autre, l’enfant est toujours regardé par sa mère, jusqu’au terme : « Dans le cours de sa brève vie, l’homme est chaque année une personne différente, autre, et ses amours varient comme les vents, et ses goûts et penchants le possèdent et l’abandonnent alternativement, et tout ce qui est son âme fleurit, se fane, et refleurit, jusqu’à l’arrivée de la terrible fiancée qui nous couvre de sa visqueuse bure. »

* La mort comme extinction de la vie du sujet

GARCIA LORCA dans les poèmes du « Llanto por Ignacio Sanchez Mejias » dédiés à la mémoire du torero tué dans une corrida, appelle cette mort, la mort « pour toujours » :

AME ABSENTE

« Le taureau ne le reconnaît pas, ni le figuier,

ni les chevaux, ni les fourmis de la maison.

L’enfant ne le reconnaît pas ni le soir

parce que tu es mort pour toujours.

La crête de la pierre ne te reconnaît pas,

Ni le satin noir dans lequel tu t’abîmes

Ne reconnaît pas non plus ton souvenir muet

parce que tu es mort pour toujours.

L’automne reviendra avec ses conques,

raisin de brume et de monts réunis,

mais nul ne voudra voir tes yeux

parce que tu es mort pour toujours.

Parce que tu es mort pour toujours

comme tous les morts de la terre.

comme tous les morts qu’on oublie

en un monceau de chiens éteints.

Nul ne te reconnaît. Non Mais je te chante

Je chante pour plus tard ton profil et ta grâce

(souligné par nous)

L’insigne maturité de ton érudition,

ton appétit de mort et le goût de ta bouche.

La tristesse qu’avait ta vaillante allégresse… »

Cette mort plénière qui ferme définitivement les yeux du sujet, GARCIA LORCA ne veut pas la voir, à neuf reprise le refus de voir est répété par l’auteur : « Non, je ne veux pas le voir ! (…) Ne m’obligez pas à le voir ! (…) Moi je ne veux pas le voir !... » Et ce n’est que pour plus tard, dans l’après-coup du traumatisme, que le poète chante le profil de celui qui, maintenant sans regard, est devenu profil pour l’éternité.

Non moins emblématique de l’expression de cette coupure radicale, le célèbre poème du Romancero Gitano « Mort d’Antonito el Camborio » l’est d’autant plus qu’il se présente à nos yeux comme une des représentations prémonitoires les plus saisissantes (il y en a beaucoup d’autre dans son œuvre) de la mort de GARCIA LORCA.

L’auteur le remarquait d’ailleurs : « Antonito est le seul de tout le livre qui m’appelle par mon nom au moment de la mort. »

GARCIA LORCA interpelle son héros :

« Ay ! Antonito el Camborio

digne d’une impératrice

Souviens-toi de la Vierge

Car tu vas mourir. »

Antonito répond en appelant son créateur à son secours :

 

« Ay Federico Garcia

appelle la Guardia Civil.

Déjà mes reins se sont brisés

Comme une tige de maïs. »

Entre celui qui créée et sa créature, qu’il interpelle en lui donnant une telle réalité qu’il est en retour interpellé par elle, s’établit alors une réciprocité identificatoire d’une si forte acuité que leurs destins semblent partagés.

Au moment de l’assassinat du héros, GARCIA LORCA  martèle la césure:

 

« Trois coups de son sang le frappèrent

et il mourut de profil (souligné par nous)

Vivante pièce de monnaie

Dont on n’aura jamais copie.

Un bel ange noceur approche

Et sous sa tête un coussin glisse … »

Le profil du défunt éternise une posture où l’autre qui le regarde, n’est plus regardé et reste seul face à un regard échappé qui ne relance plus la communication.

Il n’y a plus de métamorphose possible.

La chaîne est rompue.

Aucune fée ne viendra plus renouer le lien entre Antonito, mort de profil, et Federico Garcia.

Lequel se représente mort - et de profil à son tour - dans un sonnet dont un extrait conclura ce travail :

SONNET

« Je sais que mon profil sera tranquille

au Nord d’un ciel sans reflet :

Mercure de veille, chaste miroir

Ou se brise la pulsation de mon style

Que si le lierre et la fraîcheur du fil

fut la norme du corps que j’ai laissé,

mon profil dans le sable sera un vieux

silence sans honte de crocodile … »

Les dix dernières années de l’œuvre de Picasso

Il y a quelques années, un exposition a fait le tour de l’Europe (nous y avions eu accès à Padoue) qui rassemblait tous les tableaux peints par Picasso, lors des dix dernières années de sa vie.

Outre l’aspect en soi émouvant de cette production picturale incroyablement créative, d’un homme pourtant déjà fort âgé, un point retint notre attention : dans tous les tableaux de cette période - sauf un, peut-être - un thème revient avec insistance, soit comme thème central du tableau, soit comme un thème surimposé au reste de la composition, celui de la superposition d’un motif représentant un visage humain vu de face (parfois très épuré et réduit à la représentation linéaire des yeux, de l’arête du nez et de la bouche), et d’un autre motif représentant un visage humain vu, cette fois-ci, de trois-quarts ou de profil.

La chose était suffisamment lancinante pour qu’elle suscite notre réflexion.

Notre idée fut alors de considérer qu’au soir de sa vie, PICASSO était sans doute habité tout naturellement par la question de la mort, et donc par la crainte de perdre à tout jamais l’intersubjectivité fondatrice de l’existence humaine.

D’où, peut-être, la réactivation de divers processus qui, à l’aube de sa vie, avaient pu présider à l’instauration de cette intersubjectivité.

Que se passe-t-il, en effet, au moment où se creuse l’écart intersubjectif entre le bébé et sa mère.

Chacun peut prendre du recul par rapport à l’autre, quitter progressivement le face-à-face, l’œil-à-œil, et se tourner ensemble vers l’espace ou les objets d’attention conjointe.

Il s’agirait, au fond, de passer du dévisagement au désenvisagement, si l’on peut exprimer de cette manière …

Dans ce mouvement, le bébé lâche en quelque sorte le visage de la mère vue de face, pour avoir accès, peu à peu, à son visage vu de profil ou de trois-quarts, mais il s’agit peut-être d’un mouvement dont le bébé sent ou pressent tous les dangers et les risques potentiels.

De ce fait, et pour que ce mouvement de dégagement puisse avoir lieu de manière non traumatique, on peut imaginer que le bébé garderait en mémoire le visage maternel vu de face, en arrière-fond du visage de profil qu’il est en train de découvrir, d’où l’hypothèse de cette superposition graphique chez PICASSO comme témoin différé - et réactivé - de la dynamique initiale de différenciation intersubjective.

Encore une fois, il ne s’agit ici que d’une analogie métaphorique, sans ambition aucune de démonstration scientifique, mais cette analogie permet d’illustrer, nous semble-t-il, la délicatesse nécessaire de l’accès à l’intersubjectivité, ainsi que sa reprise fantasmatique à l’approche de la mort, avec, bien entendu, la réactualisation des angoisses qui s’y attachent.

Mise en perspective

Mettre en perspective cela pourrait consister, en poussant les choses, un peu témérairement peut-être, derrière l’horizon, à se demander quel mode de représentation génère chez PICASSO et GARCIA LORCA l’imminence d’un vécu de perte définitive de cette intersubjectivité si douloureusement établie.

Remarquons que toute création restant logiquement inscrite dans un lien intersubjectif, à quelque instant que ce soit de la vie de son auteur, on est en droit de supposer (sans entrer dans le débat entre classicisme et romantisme !) qu’elle témoigne d’une tentative de transmettre à l’autre la connaissance, la mémoire d’un instant au moins, de la vie du créateur par le moyen d’une représentation dont il dispose en l’empruntant ou en l’inventant.

Ici, de la proximité de la mort qui réunit PICASSO et GARCIA LORCA surgit pour eux une difficulté singulière, objet de ce travail, difficulté concernant les moyens d’une représentation et exprimée par chacun d’eux selon les voies de son art.

Peintre ou poète ils nous prennent à témoin de la difficulté d’une représentation de leur propre mort mais aussi, surenchère, d’une difficulté de la représentation de cette difficulté.

Chez PICASSO la superposition quasi-constante face/profil pourrait nous permettre de déceler une échappée vers l’écriture, par une transition qui ménage l’harmonisation de deux dimensions : la représentation tendrait à l’abstraction tout en conservant une part figurative, de face, qui évite l’irréversibilité d’un complet « désenvisagement ».

Chez GARCIA-LORCA, écrivain, le passage est forcément plus explicite mais non moins difficile.

  • De « la mort petite » (d’où peut renaître à chaque fois le sujet retrouvé même s’il est transformé) à « la mort pour toujours », c’est l’oubli qui semble d’abord interdire l’accès. L’oubli qui frappe instantanément tous les morts « en un monceau de chiens éteints… » non humains, donc non reconnaissables comme tels par les humains certes, mais pas seulement, puisque rien de non humain (taureau, crête de pierre, tissu) ne peut non plus reconnaître MEJIAS, quelque ait pu être sa gloire (et il était un torero célèbre).
  • C’est par un brusque changement du registre de son écriture que GARCIA LORCA se ressaisit de la représentation abolie, au milieu d’un vers : « ... Nul ne te reconnaît. Non Mais je te chante, je chante pour plus tard ton profil et ta grâce (…) et le goût de ta bouche. » (souligné par nous).

Dans ce basculement après-coup l’auteur échappe ainsi à l’horreur que lui inspire l’anéantissement du sujet, il restitue par l’écriture, aux vivants et aux générations à venir, jusqu’à la mémoire charnelle du disparu : il transmet.

GARCIA LORCA n’évite plus de voir l’ami défunt, l’obstacle figuratif qui sollicitait le regard et que le regard voulait éviter : GARCIA LORCA écrit, et il écrit qu’il chante le profil du mort, profil qui se manifeste alors comme une représentation résolutive par où l’auteur accède à la célébration d’une représentation enfin possible de MEJIAS.

Ce faisant, c’est ici l’écriture qui franchit le pas en se libérant de la fonction du regard. Ce regard que l’autre de profil, ne portera plus jamais sur celui (lui-même ou un autre) dont les yeux le sollicitaient : on a vu que GARCIA LORCA ne s’épargne pas cette étape dans SONNET, poème où il évoque sa mort, son profil et la « norme » du corps qu’il a laissé.

C’est donc aux confins de la représentation de l’imaginable, là où le profil apparaît comme une forme possible d’écriture du sujet disparu ou disparaissant que nous reprendrons à notre compte cette déclaration de Jorge SEMPRUN, au moment où l’écrivain révèle la proximité pour lui d’une échéance définitive (Le Monde du 7 mars2010 – Mon dernier voyage à BUCHENWALD) :

« … il n’y a que l’écriture, il n’y a que les écrivains qui soient capables de maintenir vivante la mémoire de la mort… Sinon (…) elle cessera d’être une mémoire charnelle du vécu de la mort. »

 

Cette citation, en relation avec la mémoire concentrationnaire pourrait bien, finalement, s’appliquer, de manière plus générale, à toute rencontre entre la subjectivité humaine et l’inimaginable (J. SEMPRUN).

Il nous semble qu’elle situe la place de l’écrit tel qu’il tente, cliniquement, de se frayer un chemin dans les deux exemples étudiés où il s’agit bien de représenter l’inimaginable, pour transmettre.

Entre mort et intersubjectivité, il existe ainsi une étroite et fascinante dialectique, qui s’enracine probablement dans les tout premier temps du développement auxquels les artistes cherchent, parfois à leur insu, à redonner vie et figuration rétrospective, en touchant alors chacun de nous, au plus profond de notre subjectivité.

Une dernière association enfin, pour conclure, nous amène alors à évoquer la civilisation égyptienne pour laquelle la préparation à la mort faisait figure d’exigence artistique et esthétique avec, on le sait, la prédominance du profil au cœur même de toutes les productions picturales.

Éléments bibliographiques

À propos de F. GARCIA LORCA

1) Biographie

J. AUBE-BOURLIGUEUX

« LORCA ou La Sublime Mélancolie - Morts et Vies de Federico GARCIA » Editions Aden, Coll. « Le cercle des poètes disparus », 2008 (pp 427, 442, 1377, 1375-1399)

2) Œuvres consultées

ANTOLOGIA POETICA, PROLOGO y ANTOLOGIA de Mauro ARMINO, Biblioteca Edaf, Madrid 1989

COMPLAINTES GITANES, Traduction Line AMSELEM, Editions ALLIA, 2009

JEU ET THEORIE DU DUENDE, Traduction Line AMSELEM, Editions ALLIA, 2009

OBRAS COMPLETAS, édition de Guillermo de Torre, vol. 8, Buenos Aires, LOSADA, 1938-1946

BRAS DE FEDERICO GARCIA LORCA, Editions de Mario HERNANDEZ, Alianza Editorial, MADRID 1981

POEMA del CANTE JONDO - ROMANCERO GITANO, Edicion de Allen JOSEPHS y Juan CABALLERO

POESIES III, Poète à New-York, Chant Funèbre pour I.S. MEJIAS, Divan du Tamarit,Préface et Traduction d’André BELAMICH, Editions Gallimard, Collection Poésie, 1954

ROMANCERO GITANO, Edition Bilingue, Traduite et annotée par Alice BECKER-HO, Editions William BLAKE, Coll. « Point Poésie », 2008

Divers

N. ABRAHAM et M. TOROK, Introjecter-Incorporer. Deuil ou mélancolie, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1972, 6, 111-122

N. ABRAHAM et M. TOROK, L’écorce et le noyau, Aubier-Montaigne, Paris, 1978

A. ALVAREZ, Live company, Routledge, London, 1992, Traduction française : « Une présence bien vivante (le travail de psychothérapie psychanalytique avec les enfants autistes, borderline, abusés, en grande carence affective » Editions du Hublot – Regards sur les Sciences Humaines, Coll. « Tavistock clinic », Larmor-Plage, 1997

B. GOLSE, L’Être-bébé (Les questions du bébé à la théorie de l’attachement, à la psychanalyse et à la phénoménologie), Puf, Coll. « Le fil rouge », Paris, 2006

B. GOLSE et R. ROUSSILLON, La naissance de l’objet (une co-construction entre le futur sujet et ses objets à venir), Puf, Coll. « Le fil rouge », Paris, 2010 (1ère éd.)

G. HAAG, La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 1985, 33, 2-3, 107-114

G. HAAG, Nature de quelques identifications dans l’image du corps – Hypothèses, Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1991, 10, 73-92

S. KLEIN, Autistic phenomena in neurotic patients, International Journal of Psychoanalysis, 1980, 61, 395-401

J. KRISTEVA, Soleil noir - Dépression et mélancolie, Gallimard, Paris, 1987

D. MELTZER et coll., Explorations dans le monde de l’autisme, Payot, Paris, 1980

M. MILNER, L'inconscient et la peinture, P.U.F., Coll. "Le fil rouge", Paris, 1976 (lère éd.)

M. MILNER, Le rôle de l'illusion dans la formation du symbole - Les concepts psychanalytiques sur les deux fonctions du symbole, Journal de la psychanalyse de l'enfant, 1990, 8 ("Rêves, jeux, dessins"), 244-278

J.B. PONTALIS, L'amour des commencements, Gallimard, Coll. "nrf", Paris, 1986

J.-M. QUINODOZ, La solitude apprivoisée, P.U.F., Coll. « Le fait psychanalytique », Paris, 1991 (1ère éd.)

G. ROSOLATO, Pour une psychanalyse exploratrice dans la culture, P.U.F., Coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », paris, 1993

R. ROUSSILLON, La fonction symbolisante de l’objet, Revue Française de Psychanalyse, 1997, LXI, 2, 399-415

J. SEMPRUN, L’écriture ou la vie, Gallimard, Coll. « nrf », Paris, 1994

D.N. STERN, Le monde interpersonnel du nourrisson – Une perspective psychanalytique et développementale, P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 1989 (1ère éd.)

G. TCHOULFAYAN, Psychanalyse, Transmission et Tentation Narrative, Communication au Congrès de l’Ecole Freudienne de Paris : La Transmission, Paris, 1978

C. TREVARTHEN et K.J. AITKEN, Intersubjectivité chez le nourrisson : recherche, théorie et application clinique, Devenir, 2003, 15, 4, 309-428

F. TUSTIN, Les états autistiques chez l’enfant, Le Seuil, Paris, 1986

F. TUSTIN, Le trou noir de la psyché – Barrières autistiques chez les névrosés, Le Seuil, Coll. « La couleur des idées », Paris, 1989

W. WINNICOTT, Jeu et réalité - L'espace potentiel, Gallimard, Coll. « Connaissance de l'Inconscient », Paris, 1975 (lère éd.)