La vie de Delacroix commence par une énigme...
Par Marie-Christine Natta.
La vie d'Eugène Delacroix commence par une énigme. De qui est-il le fils ? A cette question, son acte de naissance répond : Charles Delacroix, "ministre de la République française auprès celle Batave", en d'autres termes, ambassadeur en Hollande. Quelques mois auparavant, il était ministre des Relations extérieures, poste auquel Talleyrand lui avait succédé le 16 juillet 1797.
S'il est permis de mettre en doute l'état civil, c'est parce qu'avant d'engendrer son fils Ferdinand-Victor-Eugène, Charles Delacroix souffre depuis quinze ans d'un sarcocèle au testicule gauche. Cette tumeur bénigne, qu'on appelle aujourd'hui un lipofibrome, s'est développée au point d'atteindre le poids inouï de 16 kilos. Dans un premier temps, l'homme dissimule son mal sous des vêtements serrés, de sorte que son entourage ne relève rien d'anormal, sinon de "la raideur dans son maintien" . Mais au fil des années, il ne peut plus cacher cette prodigieuse excroissance qui attire les regards et provoque les sarcasmes. On chuchote bien fort que le ministre est malade, qu'il laissera bientôt la place et qu’il ne sera guère regretté car, raille Mme de Staël, "M. de Lacroix n’est pas un ministre : c’est une vieille femme enceinte" . Ces moqueries corrosives insinuent qu'un homme si disgracié et si peu séduisant ne peut que nuire à l'image de la France. La rumeur mondaine va bon train et prophétise même sa mort imminente. Le sarcocèle pesant de plus en plus lourd sur son corps et sa carrière, Charles Delacroix décide de se faire opérer.
Qui voudra s'en charger ? En 1797, les chirurgiens jugent ces affections si délicates qu'ils les surnomment des noli me tangere, et effectivement, ils n'y touchent pas. Conscient que son opération sera périlleuse, Charles Delacroix convoque chez lui huit chirurgiens, demande à chacun d'eux de l'examiner, puis sort et les laisse délibérer. Quelque temps après, il revient écouter leur verdict : étant donné la nature de la tumeur et son volume exceptionnel, sept d'entre eux refusent de tenter quoi que ce soit, mais le huitième accepte. Il s'agit de Bernard Ange Imbert-Delonnes, un chirurgien militaire qui s'est spécialisé depuis trente ans dans "les maladies des hommes" auxquelles il a consacré un long traité de 425 pages. Grâce à sa science et à son expérience, il gagne la confiance de son malade auquel il fait lire son ouvrage et présente des patients qu'il a guéris du même mal.
L'opération représente un enjeu important pour Charles Delacroix qui risque sa vie et pour Imbert-Delonnes qui risque sa réputation. En effet, les talents de ce brillant praticien ne sont pas reconnus. Voilà des années qu’il s’attaque avec succès à ce qu'on appelle alors les maladies de la génération, maladies dont presque tous les médecins se détournent. Or, non seulement il n'en est pas honoré, mais on met en doute sa réussite. Andouillet, un membre de l'Académie des Sciences de Paris, a même rédigé sur son étude "un rapport peu avantageux et plein de fiel" . Donc, pour Imbert-Delonnes, opérer un ex-ministre des Relations extérieures d'une tumeur jamais vue "dans le règne animal" constitue un défi majeur dont dépend la suite de sa carrière.
Le 13 septembre 1797, tout le monde se mobilise pour cette première médicale spectaculaire. Charles Delacroix fait preuve d'un sang-froid et d'une fermeté remarquables : il vaque à ses occupations ordinaires, donne de "l'ouvrage à ses ouvriers" , fait déjeuner le chirurgien et les six témoins de l’opération. Tout le monde se rend ensuite au domicile d'Imbert-Delonnes qui, pendant deux heures et demie, dissèque la tumeur "environnée d'artères et de veines" en prenant soin d'éviter "les grandes hémorragies" . Il divise cette longue intervention en cinq périodes espacées de "quatre entractes" de sept à huit minutes permettant au patient de "reprendre la force nécessaire pour arriver à sa délivrance" . Cette précaution n’est pas superflue car, en ces temps de chirurgie pré-anesthésique, Charles Delacroix doit se contenter d’un antalgique symbolique : un croûton de pain arrosé d'un verre de vin d'Espagne. Selon tous les témoins, il supporte ses douleurs avec une vaillance peu commune et se permet même de faire de l'humour : au terme du quatrième "entracte", il déclare : "Mes amis, voilà quatre actes de notre opération, que le cinquième n'en fasse pas une tragédie." . Son vœu est exaucé. A 56 ans, il se remet de cette épreuve avec une rapidité surprenante : le dixième jour, le chirurgien supprime les ligatures de la plaie, le trentième, le malade peut se lever, le quarantième, il marche, et enfin, au bout de deux mois, il est totalement rétabli. Non seulement Imbert-Delonnes l’a soulagé d'un grand poids, mais il l'a peut-être sauvé car, selon lui, "le malade n'avait pas six mois de vie, si l'on l'eût abandonné aux ressources de la nature, presque toujours impuissante dans les maladies chirurgicales" . Grâce à l'opération, il vivra encore huit ans.
Tous ces détails nous sont fournies par le rapport qu’Imbert-Delonnes a publié "sur ordre et aux frais du gouvernement", et qui a été imprimé sur les presses de la République en décembre 1797. Cette petite plaquette de 32 pages est de surcroît agrémentée de deux grandes gravures représentant très précisément la tumeur de Charles Delacroix sous deux angles différents. Un supplément lui est adjoint en décembre 1799, et entre temps, un bref article du Moniteur Universel, probablement écrit par Imbert-Delonnes lui-même, évoque l'existence de ce rapport en louant le courage du malade, et surtout celui du talentueux médecin qui a bravé un danger que ses confrères fuyaient .
Il peut sembler surprenant qu'une opération touchant la partie intime d'un homme public, soit l'objet d'une telle publicité. Mais, en 1797, on ne parle pas encore de secret médical, et surtout pas pour une maladie aussi visible que le sarcocèle de Charles Delacroix. Le large écho donné à cette intervention se justifie d'autant plus qu'elle donne espoir à des hommes atteints de semblables pathologies. Elle n'intéresse donc pas seulement les médecins, mais "tous les amis de l'humanité" . Alors pourquoi taire un si heureux succès ? Imbert-Delonnes le clame au contraire, et parfois avec une immodestie qui est l'effet probable des obstacles que la jalousie de ses confrères a continuellement mis en travers de son chemin. En accomplissant cet exploit chirurgical, il s'élève au rang d'un héros épique qui a su réduire un "géant redoutable" en "pygmée" .
L'ablation du sarcocèle, qui précède de peu la naissance du peintre, jette un trouble sur la paternité de son père légal. Le doute est en effet permis : l'intervention a lieu le 13 septembre 1797 et l'enfant naît le 26 avril 1798, soit sept mois et treize jours plus tard. Contrairement à ce qu’on a pu dire, un prématuré de cet âge est viable à cette époque. Mais les choses se compliquent si l’on prend en compte les remarques d’Imbert-Delonnes affirmant que son patient avait perdu "tous les avantages de la virilité", avantages qu’il n’a recouvrés que deux mois après l'opération . Dans ces conditions son fils serait né à cinq mois, ce qui est physiologiquement impossible. De ces données arithmétiques et médicales, on déduit logiquement que Charles Delacroix n'a pas pu engendrer Eugène. Comme tout enfant doit avoir un père, on s'est employé à lui en chercher un. On l'a trouvé en la personne de Talleyrand qui, sous le Directoire, est un familier de la maison de Charles Delacroix. De nombreux biographes affirment - sans preuves formelles d’ailleurs - que son intérêt pour le ministre est étroitement lié à celui qu'il porte à sa jolie épouse.
Le premier à avoir suggéré cette hypothèse est le critique Théophile Silvestre dans son Histoire des artistes vivants publiée en 1856. Il avoue à un ami être convaincu de la paternité de Talleyrand . Mais il ne le clame pas car il veut préserver les relations amicales qui le lient à l'artiste. Il procède donc par sous-entendus. Évoquant les hautes origines sociales de Delacroix et sa très bonne éducation, il le dit "né au cœur de la diplomatie, bercé sur les genoux de Talleyrand qui fut le successeur de son père au Ministère des Affaires étrangères" . En 1873, dix ans après la mort du peintre, il répète encore que Talleyrand "berça Delacroix enfant sur ses genoux" . Cette image associée au fait que Talleyrand a succédé à Charles Delacroix à son poste ministériel laisse malignement penser qu'il lui a aussi succédé dans le lit de sa femme.
Dans un premier temps, l'insinuation discrète n’est relevée par personne ; mais elle ne s'efface pas puisqu’à la fin du siècle, elle réapparaît sous la plume de Caroline Jaubert, maîtresse et marraine littéraire de Musset. Cette femme du monde a souvent rencontré Delacroix dans la maison de campagne de l'avocat Berryer, un cousin éloigné du peintre. Comme elle a connu beaucoup de gens célèbres et que les écrits autobiographiques sont à la mode, elle publie ses Souvenirs. Pour l’impitoyable Barbey d’Aurevilly, ce ne sont que les "racontars d’une mondaine posthume" et d’une "dévideuse de commérages" . Un de ces "commérages" touche précisément à la supposée bâtardise de Delacroix. Le prétexte en est un rapide portrait du peintre qu’elle entortille de prétéritions, de fausses interrogations et de chuchotements calomnieux : "Après cette esquisse, faut-il répéter ce qui quelquefois se disait à voix basse, que cette pâleur d'une teinte jaunâtre et ce sourire bridé tout particulier pouvait faire songer au prince de Talleyrand ? Était-ce là l'effet de ce que l'on appelle communément un regard ? Du temps du Directoire, le prince avait beaucoup contribué à faire nommer ministre des affaires étrangères, le père de Delacroix, dont la mère était charmante. - En faut-il davantage pour alimenter la médisance ?" . Certes non, c’est fait.
Par la suite, cette paternité séduit encore bien des esprits. Qu'on y songe ! Un génie de la politique engendrant un génie de la peinture ! Le biographe Raymond Escholier y voit "un de ces fils de l’amour, doués si souvent de dons prestigieux" . L'idée a tellement pris corps qu’aujourd’hui des dictionnaires d'art continuent de déclarer sans ambages que Delacroix est le fils naturel de Talleyrand. Les insinuations de Théophile Silvestre et de Caroline Jaubert sont précisées et enrichies par d’autres arguments fondés notamment sur l’intervention de Talleyrand dans la carrière politique de Charles Delacroix qu’il aurait envoyé en Hollande pour profiter des faveurs de sa femme. Le mari serait parti en ignorant son infortune, et, circonstance aggravante, il n’était pas présent à la naissance d’Eugène, son absence étant interprétée comme le reniement d’un enfant de l’adultère . Mais cela ne tient pas. Charles était présent au moment de la conception supposée d’Eugène, c’est-à-dire fin juillet-début août 1797, il n’a rejoint son poste en Hollande qu’après l’opération, le 4 septembre 1797 ; il était parfaitement au courant de la grossesse de sa femme comme le prouve un échange de lettres affectueuses entre les deux époux . Quant à son absence lors de la naissance de son fils, elle s’explique aisément par la situation politique tendue et confuse à laquelle il devait faire face. (…)
L’autre argument avancé repose sur la ressemblance physique entre Talleyrand et Delacroix dans sa maturité : les deux hommes ont les mêmes sourcils bas, les mêmes yeux petits et enfoncés dans l'orbite, les mêmes pommettes hautes, la même bouche serrée qui leur donne cette expression hautaine et dédaigneuse. Mais ce sont là des preuves bien fragiles car, d'une part, on peut trouver des ressemblances physiques chez des personnes n’ayant aucun lien génétique, et d'autre part, dans le cas présent, les différences sont aussi notables que les ressemblances : Talleyrand est blond au teint pâle, Delacroix est brun au teint olivâtre ; Talleyrand est de haute stature, Delacroix est petit et très mince. On fait apparaître aussi des traits de caractères communs entre les supposés père et fils : même froideur, même tendance au mépris, même goût du secret. Mais les tenants de la thèse inverse ne sont sensibles qu'aux différences : Talleyrand est "paresseux et ondoyant", Delacroix est un bourreau de travail qui a le courage de ses opinions . (…)
S’il en était encore besoin, on pourrait trouver, hors du domaine de l'art, d’autres preuves que Talleyrand n'a guère protégé son fils présumé. Il ne l'a jamais aidé financièrement quand il était dans une situation difficile ; il est même allé à l'encontre des intérêts de sa famille. (…)
Alors, faut-il rendre Eugène à son père légal ? C’est ce qu’a tenté de faire Paul Loppin, un conseiller à la Cour de Cassation qui s'est pris de passion pour le mystère de la naissance de Delacroix en se montrant soucieux de rendre son honneur à Charles Delacroix, et sa vertu à sa femme Victoire. Ce parti pris hagiographique trouble parfois sa démonstration. Il suppose, par exemple, que si Charles s’était rendu compte de son infortune, il aurait "chassé de sa vie cette compagne indigne" . Or Victoire ne saurait l’être puisque la correspondance qu’elle échange avec son époux pendant sa grossesse est pleine de tendresse. Mais une telle logique ne gouverne pas sans faillir le cours mystérieux de la vie conjugale. De plus, cette affirmation péremptoire ne tient pas compte des mentalités du temps. "Chasser une compagne indigne", c’est attirer l'attention et s’éclabousser soi-même de scandale. A ce sujet, Pierre Daix signale que les reconnaissances de paternité douteuse n’étaient pas rares : exactement à la même époque, Mme de Staël, enceinte d’un enfant de Benjamin Constant, vient accoucher chez son mari légitime .
Loppin est en revanche plus convaincant lorsqu’il interroge les données médicales. Il est le premier à remettre en cause le rapport opératoire d’Imbert-Delonnes. Après l’avoir soumis à plusieurs médecins, il conteste le fait que Charles Delacroix ait eu besoin de deux mois pour être apte à la procréation. S'appuyant sur la vigueur exceptionnelle du malade, sa rapide cicatrisation et sa longue abstinence, il en conclut qu'Eugène a pu être conçu une dizaine de jours après l'intervention. Cette hypothèse surprenante a été confirmée en 1982 par Gilles Deshays, un médecin dont la thèse porte sur le sarcocèle de Charles Delacroix. Selon lui, c'est même la période la plus probable de la conception, car la plaie ne suppure pas encore. L’enfant serait né prématurément à sept mois, ce qui est possible dans un milieu aisé où il était entouré de tous les soins nécessaires. Gilles Deshays propose une autre hypothèse, beaucoup moins favorable, mais pas totalement improbable : Charles aurait pu engendrer Eugène avant l'opération. Contestant les propos d’Imbert-Delonnes, il affirme que le malade n'avait pas perdu "tous les avantages de la virilité" : certes, "les organes génitaux, la verge comprise, étaient englobés dans la masse tumorale", mais le testicule droit était fonctionnel, et la verge étant un organe "doué de beaucoup de souplesse et d'extensibilité" , ses mouvements étaient très limités mais mécaniquement possibles, et sa capacité de pénétration n'était pas totalement nulle. Dans ce cas, Eugène serait né à terme. Le problème est qu’on ne peut pas trancher entre les deux hypothèses car nous ne disposons pas de témoignage sur la naissance de l’enfant dont nous ignorons également le poids, indication précieuse qui permettrait de savoir s’il est prématuré.
Loppin, lui, l’affirme en se fondant sur une lettre de Victoire Delacroix à son mari, une semaine avant son accouchement : "Je souffre toujours de cet effort que j'ai eu en montant en voiture en revenant de Paris, cela ne me retient pas tout à fait, mais je marche difficilement. J'espère pourtant que cela n'aura pas de suite." . Loppin voit dans cet incident la clé de l’énigme : cet effort ayant précipité la délivrance, le peintre serait né prématurément. Selon lui, sa petite taille et sa minceur en sont l’illustration évidente. Déduction contestable, car tous les prématurés ne sont pas chétifs, et inversement tous les enfants chétifs ne sont pas prématurés. Il fait allusion aussi aux ennuis de santé chroniques de Delacroix. Mais ils ne sont pas congénitaux. Ils sont apparus seulement quand Delacroix avait 22 ans, à la suite d’une fièvre paludéenne contractée au retour d’un séjour chez son frère en Touraine. Avant cette date, il ne se plaignait pas de maux particuliers. Par ailleurs, les archives du lycée Louis-le-Grand où il a été élève pendant neuf ans, ne mentionnent pas une constitution fragile.
Il est enfin une dernière pièce au dossier qui pose plus de questions qu’elle n’en résout. Le 12 novembre 1797, c’est-à-dire cinq mois avant la naissance d’Eugène et deux mois après l’intervention de son père, les époux Delacroix, assistés de quelques témoins choisis parmi les domestiques, signent devant notaire une déclaration sur papier timbré attestant que Charles Delacroix a retrouvé "sa santé pleine et entière" . Cette déclaration, vendue à l’hôtel Drouot en 1962, n’est plus consultable. Ce que l’on sait, c’est qu’elle était jointe au sarcocèle conservé dans un bocal d’alcool. Elle le décrivait minutieusement, faisait état du succès de l'opération et mentionnait le rétablissement complet du patient. On est en droit de s’interroger sur la signification de ce document. Les biographes en attribuent l’initiative tantôt au mari, tantôt à sa femme, qui l’un et l’autre auraient voulu se prémunir contre les ragots ultérieurs en rendant officiel le retour des capacités procréatrices de Charles. Mais cela avait déjà été fait publiquement par l’article du Moniteur Universel, alors pourquoi l’officialiser de nouveau par un acte notarié privé ? Cette démarche est bien étrange.
En dépit des nouvelles réflexions menées depuis une quarantaine d'années sur la naissance d’Eugène Delacroix, le mystère demeure. À l’heure actuelle, seule une recherche génétique apporterait la preuve formelle qui résoudrait définitivement la question. Avouons qu'il est irritant de trouver à l’origine d’une vie qu’on veut explorer une incertitude aussi importante. Constatant que cette paternité douteuse n’a pas eu de conséquences sur la vie de Delacroix, Barthélémy Jobert juge le problème réglé . Jean-Paul Kauffmann pense que cette position est trop "catégorique" . En effet, ce n’est pas parce que Delacroix a toujours été muet sur cette question qu’elle ne le préoccupait pas. Certains faits nous laissent même supposer le contraire. Il possédait la déclaration sur papier timbré signée de ses parents ainsi que le rapport opératoire d’Imbert-Delonnes qu’il avait de surcroît fait soigneusement relier. Mais dans ses écrits, on ne trouve pas de commentaires sur ces documents. C’est un mystère de plus, car comment interpréter ce silence ? Qu'est-ce que Delacroix a retenu de ces documents officiels ? S’est-il interrogé sur les dates ? Nous l'ignorons. Sur ce point, un autre élément intrigue. A la mort du peintre, la plaquette du rapport opératoire d'Imbert-Delonnes est léguée à son ami Constant Dutilleux. Elle passe ensuite dans les mains de son gendre Alfred Robaut qui y écrit : "Delacroix disait souvent qu’il avait été élevé sur les genoux de Talleyrand" . L'artiste serait donc lui-même à l'origine de cette phrase reprise avec insistance par Théophile Silvestre.
Frédéric Villot, un ami très proche de Delacroix, révèle un fait, tout aussi troublant. Il raconte que le peintre détestait "parler de son âge, ou de tout ce qui touchait à sa naissance". Et lui qui l'a si longtemps fréquenté est incapable de donner des "renseignements positifs" sur la maison natale de l'artiste qui a pour ce sujet une "antipathie insurmontable" . Quand on ne le lui demande pas, il arrive cependant à Delacroix de parler de sa petite enfance. En 1838, il promet à une amie d'aller la voir dans son "Charenton qui, dit-il, est aussi le mien" . En 1855, il note dans son Journal que, pataugeant comme un gamin au bord d'une rivière, il a ressuscité les souvenirs de pêche à la ligne de ses premières années à Charenton . Mais ces évocations sont très rares et très fugitives. Sa répugnance à l'égard de la date et du lieu de sa naissance dépasse, à l'évidence, la simple coquetterie d'un homme qui veut cacher son âge.
Quoi qu'il en soit, si Delacroix a des doutes sur son origine, il ne les exprime pas. Dans son Journal, il ne parle de Talleyrand qu’à deux reprises et sans une équivoque laissant deviner un lourd secret de famille. (…)
Quant à son père, qu’il a perdu à l’âge de 7 ans, il n’en retient que les qualités. Ses souvenirs personnels et les témoignages élogieux se mêlent dans l’élaboration secrète de cette figure tutélaire auréolée de perfection. Alliant la tendresse gracieuse d’un cœur toujours jeune et la rigueur sans faille d’un esprit viril, elle charme l’imagination de l’orphelin et renforce son armature mentale. À 23 ans, Delacroix est heureux de voir revivre dans les traits de sa tante Jacob l’expression bienveillante des "yeux si gais et si bons" de son père. La physionomie aimable de ce grand absent est le reflet de vertus humaines et morales qu’il prouve par son sens de l’amitié. C'est une qualité éminente pour le peintre dont les amis sont un trésor qu’il s'attache à préserver. À 22 ans, il exhorte Jean-Baptiste Pierret à suivre avec lui l’exemple de son "admirable et respectable père qui est mort sexagénaire, aimant avec un cœur d’enfant deux ou trois vieux amis" .
Modèle de fidélité, Charles Delacroix en est aussi un de courage physique et moral que son fils célèbre au début de son Journal. Lors d’une conversation d’après-dîner, son frère aîné, qui a dix-neuf ans de plus que lui, évoque leur "digne père". Le cadet recueille avidement ses propos dont il retient deux faits significatifs illustrant le courage de Charles Delacroix : l’un pendant l'opération du sarcocèle, l’autre lors de sa mission à La Haye où il doit affronter les insurgés hollandais secrètement soutenus par le gouvernement français. Seul contre tous, il "harangue les soldats ivres et brutaux, sans la moindre émotion. Un d’eux le met en joue et le coup est détourné par mon père. Il leur parlait en français, à ces brutaux de Hollandais. Le général français, de connivence avec les insurgés, veut lui donner une escorte. Il répond qu’il refuse l’escorte des traîtres". Ce soir-là, Delacroix dit son intention de se "rappeler plus en détail les différents traits" de la vie de son père et d'imprimer fortement son image partout : dans les pages de son Journal, sur la toile où il veut tracer son portrait, et enfin et surtout dans sa personne morale : "Pense à affermir tes principes. Pense à ton père et surmonte ta légèreté naturelle. Ne sois pas complaisant avec les gens à conscience souple" .
(Texte et photographie publiés avec l’aimable autorisation des éditions Tallandier).
Larevellière-Lepeaux, Mémoires, p 355.
Mémoires de Barras, t. III, p 455.
A. Imbert-Delonnes, p. 30.
A. Imbert-Delonnes, p. 2.
E. Delacroix, Journal, 12 septembre 1822, I, 82.
A. Imbert-Delonnes, p. 14.
A. Imbert-Delonnes, p. 14.
E. Delacroix, Journal, 12 septembre 1822, I, 83.
A. Imbert-Delonnes, p. 12.
cf Le Moniteur Universel, 24 germinal an VI (13 avril 1798).
Le Moniteur Universel, (13 avril 1798).
A. Imbert-Delonnes, p. 6.
Le Moniteur Universel, 13 avril 1798.
cf A. Girodie, "E. Delacroix est-il le fils de M. de Talleyrand ?" in L’Art vivant, 15 septembre 1926.
Th. Silvestre, Histoire des artistes, p. 45.
Th. Silvestre "La Mort de Sardanapale" in Catalogue de la Vente Wilson (D. W***), Hôtel Drouot, 21 mars 1873, p. 25.
Le Constitutionnel, 31 janvier 1881, in Mémoires historiques et littéraires, in Barbey d'Aurevilly, Œuvres critiques, IV, 522 et 521.
C. Jaubert, Souvenirs, pp. 41-42.
Delacroix, peintre, graveur, écrivain, I, 9.
Voir Ph. Jullian, Delacroix, pp. 12-13.
cf P. Loppin Charles et Eugène Delacroix.
voir P. Loppin, op. cit..
P. Loppin, pp. 38-39.
cf P. Daix, Delacroix, le libérateur, pp. 6-7.
G. Deshays, p. 105.
Cité par P. Loppin, pp. 85-86.
R. Huyghe, Delacroix ou le combat solitaire, p. 539.
cf B. Jobert, Delacroix, p. 20.
J.-P. Kauffmann, La Lutte avec l’ange, p. 235.
cf A. Moss, Baudelaire et Delacroix, p. 66.
Lettre de Fr.Villot à P. Huet, 5 juillet 1864, in Paul Huet (1803-1869) p. 385.
Lettre à E. Boulanger, printemps 1838, C. G., II, 10.
cf E. Delacroix, Journal, 16 juin 1855, II, 1255.
Lettre à H. de Verninac, 10 juillet 1821, C. G., V, 89.
Lettre à J.-B. Pierret, 20 octobre 1820, C. G., I, 89-90.
E. Delacroix, Journal, 12 septembre 1822, I, 82-83.
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