Par Chantal Clouard.
Le hasard des programmations culturelles de Paris et de ses environs permet de voir en ce moment deux expositions consacrées chacune à deux femmes dont la personnalité fut singulière, fantasque, la vie et l’œuvre exceptionnelles : « Marie Bonaparte, Portrait d’une femme engagée » au Musée des Avelines de St Cloud et « Louise Bourgeois : Moi, Eugénie Grandet » à la Maison de Balzac à Paris.
Gouache sur papier
59,6 x 45,7 cm.
Courtesy Cheim & Read,
Hauser & Wirth and
Galerie Karsten
Greve
Photo: Christopher Burke
© Adagp, Paris 2010
De Marie Bonaparte, née dans une « atmosphère balzacienne » selon E. Roudinesco, on ignore ni les bonnes ni les mauvaises fées qui présidèrent à sa naissance en 1882. Arrière petite-nièce de Napoléon Bonaparte par son père, dotée d’une fortune considérable issue des casinos de Hombourg et de Monte-Carlo par sa mère, Marie souffrit d’appartenir, selon ses propres mots, à « une famille d’assassins » et d’être la fille de « l’hostie expiatoire » du « crime monte-carlien ». Sa mère meurt en effet un mois après sa naissance. Du testament rédigé avant sa mort, en faveur de son mari Roland, subsistera longtemps chez Marie le fantasme que ce dernier aurait empoisonné sa femme avec la complicité de sa propre mère pour s’emparer de l’argent. Elle s’emploiera toute sa vie à reverser l’argent coupable et la dette symbolique, à la cause psychanalytique en particulier, et se passionnera toujours pour les affaires criminelles.
Son père souvent absent ou peu enclin à lui témoigner de l’affection, élevée par de nombreuses nurses et par son intransigeante grand-mère paternelle, Marie fut une enfant vive et sensible, solitaire et triste, que son entourage craignait constamment de voir tomber malade, hantée elle-même par des cauchemars durables et par la peur de mourir.
Adolescente hypocondriaque, profondément blessée dans son amour exalté pour le secrétaire de son père, qui se révéla un maître-chanteur, Marie fut passionnément dreyfusarde, s’enthousiasma pour la littérature, lut avec avidité les Histoires extraordinaires d’Edgar Poe et trouva en Jean-Jacques Rousseau un compagnon secret et un modèle à suivre.
Jeune femme, elle se soumit au désir paternel de voir une descendante de l’empereur faire un mariage prestigieux. Elle épousa donc, en 1907, le prince héritier Georges de Grèce et de Danemark avec lequel elle eut deux enfants.
S’affranchissant de son milieu, décidée après la mort de son père à faire elle aussi une œuvre, malade psychiquement et physiquement, elle s’intéressa dès 1909 à la psychanalyse, commença une cure longue avec Freud en 1925 et créa l’année suivante la Société Psychanalytique de Paris, devenant ainsi la première femme analyste, non-médecin. Elle traduisit les travaux de celui auquel elle voua une amitié et un dévouement infaillibles, et écrivit elle-même de nombreux articles et ouvrages. On sait qu’elle permit à Freud, en versant pour lui une forte caution, de quitter l’Autriche en 1938, au moment des persécutions nazies, afin de gagner l’Angleterre.
Cette femme passionnée, qui proclama haut et fort son droit à la satisfaction sexuelle, fut, jusqu’à la fin de sa vie, une femme engagée dans le mécénat scientifique et la lutte contre la peine de mort. Marie Bonaparte eut une vie débordante, non exempte de conflits et de drames intérieurs, qu’elle consacra à sa famille et à ses obligations princières, à la quête d’elle-même, à la défense de la psychanalyse et de son maître vénéré.
Voyageuse, cosmopolite, elle fréquenta les familles royales d’Europe, resta intensément attachée à la maison familiale de St-Cloud, où elle était née, où sa mère mourut et qu’elle habita jusqu’à sa propre mort en 1962.
De 29 ans sa cadette, Louise Bourgeois naquit à Choisy-Le- Roy en 1911. Bien qu’elle ait affirmé que ceci eut peu d’influence dans le choix de sa carrière artistique, ses parents étaient restaurateurs de tapisseries anciennes. Sa grand-mère tenait une petite galerie parisienne d’antiquités et de tapisseries d’Aubusson et des Gobelins. Elle grandit dans l’atelier parental, surtout dirigé par sa mère, où travaillait une trentaine d’ouvrières dans un univers de teintures et d’écheveaux, où l’artisanat féminin patient, dévoué au sauvetage et à la restauration, se transmuait en art. Dès l’âge de 11 ans, elle commença à seconder ses parents, pour dessiner les canevas des tapisseries.
« (…) C’est devenu très vite facile pour moi de dessiner les parties manquantes de ces grandes tapisseries. Il y avait toujours des parties manquantes, que ce soit un bras, une jambe ou autre chose ».
Le père de Louise combattit pendant la guerre de 1914-1918. Un des premiers traumatismes de l’enfant fut de voir sur les quais les trains de soldats mutilés revenant du front. Comme la plupart de ces hommes qui avaient survécu ou échappé aux blessures, il en revint à jamais changé. Le second traumatisme affirmé de Louise, outre l’absence soudaine de ce père et la détresse de sa mère pendant ces années, fut de constater après le retour de celui-ci, l’effondrement de la cellule familiale. Elle découvrit les maîtresses de son père, le silence blessé de sa mère, la trahison des adultes, « les mots ( qui) arrivent toujours trop tard », l’angoisse, la peur.
Contrairement à Marie Bonaparte qui se révolta qu’on lui ait interdit, non de s’instruire mais de présenter des diplômes, Louise Bourgeois fit des études de mathématiques au lycée Fénelon puis à la Sorbonne. Elle privilégia la géométrie, à l’origine de sa passion - développée par la suite lors de sa formation à l’Ecole des Beaux Arts puis du Louvre et révélée par son professeur Fernand Léger - pour la sculpture et le minimalisme alliant, selon elle, « densité, gravité et équilibre ».
L’année 1938 marqua un changement de vie décisif. Elle avait épousé l’année précédente le critique d’art américain, Robert Goldwater, avec lequel elle partit vivre à New York.
C’est là que se développa sa carrière artistique, d’abord discrète, progressive, suivie d’une reconnaissance tardive mais internationale dans les années 70. Sa réputation de pionnière n’a cessé de croître auprès des jeunes artistes de ce début de siècle. A plus de 90 ans, jusqu’à sa mort dernière en mai 2010, elle reste une inventrice de formes, douée d’une exceptionnelle vitalité et longévité créatrice.
Étudiante, Louise Bourgeois s’était sentie proche du Surréalisme, officiellement crée en 1924 par André Breton avec la publication du Manifeste. Ce mouvement avait immédiatement saisi, dans l’intérêt porté par la psychanalyse à l’hystérie et à la sexualité féminine, ainsi qu’aux procédés du rêve et de la technique de l’association libre, les possibilités d’un renouvellement de la pratique artistique. Une grande exposition avait eu lieu en 1936 à Londres et à New York. Certains membres émigrèrent aux USA pendant la seconde guerre mondiale et Louise Bourgeois les y rencontra.
Malgré sa proximité avec ce mouvement, puis avec l’avant-garde américaine, parmi laquelle le Primitivisme - dont Goldwater était un des spécialistes reconnus- , l’Expressionnisme Abstrait représenté par Pollock et l’Action Painting, l’École dite de New York avec De Kooning, Rothko et Gorki, ou bien encore avec la sculpture hyperréaliste de Close, Louise est restée une « escapist », celle qui toujours s’échappe et échappe. « Une artiste américaine » revendique-t-elle, mais également une française en Amérique, une étrangère par la culture et par la langue, côtoyant les cercles artistiques sans jamais s’y laisser enfermer, fondamentalement une exilée, vouée à se métamorphoser, à se recréer sans cesse.
Désireuse de fuir l’atmosphère familiale, elle ressentit pourtant cruellement cet éloignement, ravivé lors de la seconde guerre mondiale. Il lui fallut reconnaître sa vocation et se mesurer, avec de vives tensions internes, à la dualité entre la création artistique et la maternité, cette dernière étant un thème récurrent de son œuvre.
« La femme portant des paquets est responsable de ce qu‘elle porte et c’est très fragile et elle est complètement responsable (…) ».
La peur obsédante de ne pas pouvoir avoir d’enfant précéda celle de ne pas être une bonne mère. En quittant Paris, le couple adopta un petit garçon, avant que Louise ne mit au monde en 1940, un enfant, prématuré, puis plus tard un autre garçon « qui simplement refusait de venir au monde. »
En 2005, « The Reticent child », exposé au Musée Sigmund Freud à Vienne, rendit compte de cette maternité retenue, montrant la grossesse, l’accouchement puis l’enfance et l’adolescence de son 3ème fils.
« D. Triste, ne trouvez-vous pas, pleurer, triste, pleurer, triste,
Pourquoi ? Si je le dis on dira que c’est pour ne pas
travailler ! de la musique, je veux jouer, je veux.
oh ! on dira que c’est pour ne pas travailler.(…)
C’est dans ce livre que je mets toutes les choses qui peuvent me soulager !!!!!!! »
Entre 7 ans ½ et 10 ans, Marie Bonaparte consigne dans des cahiers noirs, appelés « Bêtises », ses tourments et sa solitude, dans une autre langue, celle qui lui est enseignée, l’anglais ou l’allemand. D’une écriture enfantine, parfois maladroite, ils relatent des événements quotidiens, que la mémoire seule n’aurait pu conserver ou restaurer avec autant de précision ainsi que les émois et les conflits qui la bouleversaient. Ce journal d’une petite fille constitua un document exceptionnel lors de son analyse avec Freud quelques trente ans plus tard.
« Je les lus, et en reçus l’impression étrange que bien qu’écrits par moi, j’en avais perdu tout souvenir. » « (…) L’énigme des petits cahiers fut l’un des facteurs, ajoutés à d’autres, qui me poussèrent après la mort de mon père, à demander à Freud une psychanalyse. »
De même, à l’âge de 12 ans, Louise Bourgeois commence à tenir son journal, composé d’écrits et de dessins, qu’elle continua d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, en anglais et en français.
Pour chacune, le journal tint lieu d’ami idéal, de confident, jouant partiellement le rôle du « compagnon imaginaire », défini par Freud, comme gardien narcissique, permettant de surmonter le sentiment d’impuissance à l’égard des adultes - alors même que la toute-puissance infantile doit peu à peu céder du terrain- en maintenant le sentiment d’estime de soi et de cohérence, face à une possible menace d’effondrement interne.
D’abord réservé au monologue solitaire, il préfigure souvent un destinataire ultérieur, tiers-lecteur ou tiers-auditeur. L’espace intermédiaire ainsi crée entre la réalité interne et la réalité externe voit parfois son extension à l’âge adulte dans les réalisations sublimatoires telles l’écriture, les productions intellectuelles ou la création artistique.
« Tout mon travail des cinquante dernières années, tous mes sujets trouvent leur source dans mon enfance. Mon enfance n’a jamais perdu sa magie, elle n’a jamais perdu son mystère, ni son drame. »
(…) Pour exprimer des tensions familiales insupportables, il fallait que mon anxiété s'exerce sur des formes que je pouvais changer, détruire et reconstruire.»,
écrivit Louise Bourgeois, dont l’œuvre est entièrement autobiographique et pour laquelle, le journal, ininterrompu, complété de croquis et de poèmes, fut à la fois l’esquisse, le laboratoire et le prolongement de l’œuvre plastique.
Si selon Anna Freud, la qualité essentielle de Marie Bonaparte fut « la droiture », la préoccupation majeure de Louise Bourgeois tient à la verticalité. Les « Femmes-Maisons », les « Personnages », longues figurines totémiques de bois des premières créations en sont une illustration.
« La droiture est une tension entre un point d’attache et un poids : la droiture est une contradiction maintenue, elle exige un haut et un bas, un toit et une pesanteur », écrit Julia Kristeva, « (…) la rectitude de mon corps (…) aussi bien que la rectitude de mon esprit, j’arriverais peut-être à les maintenir si je me faisais à l’image du fil à plomb (…) Car ainsi seulement, tirée entre son poids ballant et son point fixe - ma tension n’est pas nécessairement une corde raide, qui risque de se rompre. »
Le sentiment ou la nécessité d’avoir une « colonne vertébrale », dans sa double résonance physique et psychique est fortement identifié – nous le savons grâce aux travaux de G. Haag- à la contenance maternelle dans les premiers temps de la vie.
Donc : ne pas tomber, se tenir droite, panser les blessures du passé, accepter la perte, lutter contre les états dépressifs, affronter le présent, être mère, épouse ou amante, maintenir les aspirations, devenir soi, telles sont les défis et les engagements partagés, selon des voies différentes, par ces deux femmes.
« Fillette » réalisée en 1968, est l’une des œuvres les plus emblématiques de Louise Bourgeois. Elle représente un pénis qui pouvait être suspendu au plafond par un crochet. De caractère érotique, le pénis-petite fille a l’allure d’un personnage, dur et mou, composé de plâtre et de latex, exhibant des rondeurs, attributs à la fois masculins et féminins, ici dans une équivalence plastique entre testicules et seins.
Comme dans la série des « Janus », de forme également phallique, ou dans ses morceaux de corps, Louise Bourgeois isole et condense des fragments de l’un et l’autre sexe, comme autant d’objets partiels, considérés et donnés à voir dans leur bipolarité plastique et symbolique.
La rigueur formelle est reversée à la mise en scène de l’intimité. La dureté ou la froideur du marbre et du bronze sont rendues à la fragilité par leur suspension tandis que le caoutchouc malléable et les tissus mous s’assemblent pour former de nouveaux paysages corporels. Lourde et légère, violente et apaisée, érigée ou passive, la sculpture de Louise Bourgeois joue de ces ambivalences.
Si elle « fait » le père, ou le feint, non sans ironie, elle en revendique le pouvoir, se mesurant à la création. « La Destruction du père » (1974), tente de donner forme à l’informe en expulsant et exhibant des visions abjectes.
Plus secondarisées, tout aussi emblématiques, les « Araignées-Maman », démesurées, témoignent de l’attachement à la mère, célèbrent le lent tissage et la patiente activité réparatrice. « I do. I undo. I redo. » ironise leur auteur dans une autre création (1999, 2000). Leur finesse sculpturale alliée à la monumentalité en souligne pourtant le caractère prédateur et menaçant.
« Escapist » jusque dans la filiation artistique, Louise Bourgeois a t-elle jamais voulu être fille de …Odilon Redon, Léger, Miro ou d’autres ? Elle n’aurait pas davantage accepté d’être, malgré sa proximité avec la psychanalyse, fille de Freud, pas même du Freud collectionneur d’art dont elle critiqua les choix d’objets réunis selon elle, sans « aucune cohérence visuelle » !
Et encore « Le but de la vie de Freud ? savoir ce que les femmes veulent. C’est une blague. Ma réponse à cela est : « Qu’est-ce que vous vous avez à offrir ? »
Marie Bonaparte à laquelle Freud confiera son désarroi face à cette délicate question « Que veut la femme ? », s’y était confrontée, elle qui était venue à Vienne chercher « le pénis et la normalité orgastique » ?
Revendiquant avec une ardeur féministe, jugée scandaleuse par son milieu du moins, le droit au plaisir, elle avait publié en 1924, sous le pseudonyme de A.E. Narjani, des « Considérations sur les causes anatomiques de la frigidité », distinguant la frigidité physique, dont elle était persuadée que la guérison relevait de la chirurgie -et qu’elle expérimenta à plusieurs reprises sur elle-même - et l’inhibition psychique pour laquelle elle préconisait la cure analytique.
La postérité ne retiendra pas ces travaux théoriques ou des prises de position jugées excessives. Il n’en reste pas moins qu’elle soutint, avec d’autres femmes dans le même temps et chacune selon sa personnalité, telles Lou Andreas Salomé ou Hilda Doolittle, le débat avec Freud sur la sexualité féminine, la maternité, l’homosexualité ou la place de la création artistique.
A « sa » Princesse , Freud avait dit que le masculin et le féminin étaient en conflit en elle et qu’il lui fallait libérer ses forces psychiques pour une œuvre utile, rapporte C. Bertin.
Selon E. Roudinesco, l’analyse fut réussie. La princesse névrosée devint une princesse engagée et affirmée. Elle traduisit en 1927, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », rédigea un essai sur E.A.Poe en 1933 et envisageait à la fin de sa vie une étude sur George Sand. Par-delà le pseudonyme et la filiation illustre, elle fit de son destin une destinée, apposa sa signature au cours d’un long processus de conquête de soi.
Chez l’auteur des « Aventures d’Arthur Gordon Pym », Marie Bonaparte a étudié, en écho à sa propre histoire, le traumatisme qu’il avait subi en perdant ses deux parents dans sa petite enfance et son identification à sa mère morte, dont elle a retrouvé des traces inconscientes dans sa production littéraire.
On sait évidemment peu de choses de la nature des liens précoces qui ont pu se mettre en place entre Marie et sa mère durant cette brève période de quatre semaines vécues ensemble. Ses « Cahiers » attestent qu’elle a été une petite fille triste et qu’elle a toujours cherché auprès de ses nourrices une mère de substitution, qu’elle crut trouver en la personne de « Mimau » d’origine corse :
« un enfant lui manquait comme une mère à moi. »
Durant son enfance et après la fin de l’adolescence, la mère de Louise Bourgeois s’occupe de ses enfants et dirige l’entreprise familiale. Elle meurt alors que Louise a 21 ans. Sa fille tente alors de se suicider en se jetant dans la Bièvre. Elle est sauvée in extremis par son père.
Le sentiment d’exil, vivement éprouvé par la jeune femme au début de son séjour en Amérique réactivait certainement la douleur liée à cette tragédie.
Il est permis de penser que le sentiment d’effondrement expliqué selon Louise Bourgeois, par la fracture de la cellule familiale du fait de l’adultère paternel et de la soumission maternelle, ait été en relation avec une mère morte psychiquement, au sens ou A. Green l’a définie comme « une imago qui s’est constituée dans la psyché de l’enfant à la suite d’une dépression maternelle, transformant brutalement l’objet vivant, source de vitalité pour l’enfant, en figure lointaine, atone, quasi inanimée (…) ». Une mère morte psychiquement, pour la petite fille que vient relayer par la suite une mère morte rééllement à l’aube de la vie adulte, et dont la perte la conduit au désespoir. La peur de tomber, véritable obsession de Louise Bourgeois est elle à mettre en relation avec cette défaillance psychique de la mère ?
Une grande partie des créations renvoie à ce lien indéfectible, métaphoriquement et métonymiquement exprimé par les « Araignées », les « Femmes-maisons », « Needle (Fuseau) », et la remémoration du temps consacré à la tapisserie et à la broderie.
Car comment expliquer le « Moi, Eugénie Grandet », soit la fascination de Louise Bourgeois pour l’héroïne balzacienne et la mise en scène, dans l’œuvre, d’un processus d’identification à « celle à qui l’on ne donna jamais la chance de grandir » ?
Elle s’exprime tout d’abord par la revendication réitérée vis à vis du père :
« On dit que si les filles obéissent à leur père, elles deviennent des victimes, comme Eugénie Grandet. J’ai eu un très grand désir de revanche contre mon père, qui essayait de faire de moi une Eugénie Grandet.
« Eugénie Grandet n’a jamais grandi » est aussi une longue plainte écrite en anglais, à la première personne par l’artiste :
« I have never grown up.
I am standing near the window
I have spent my life making curtains (…)”
La déclaration peut surprendre chez une femme qui a fondé une famille, a réussi sa carrière d’artiste et acquis une reconnaissance incontestée.
Louise Bourgeois, à la fin de sa vie, a conçu cette exposition pour la Maison de Balzac, en hommage à la part d’ombre, à « l’envers » d’une héroïne à laquelle elle voua un attachement tout particulier. L’installation est constituée de quelques dessins et peintures, d’un « double » autoportrait en rouge à la gouache, d’émouvants et naïfs mouchoirs brodés, de pièces de tissus incrustées de petits objets, d’abécédaires qu’on pourrait croire issus d’ouvrages de jeunes filles d’autrefois, s’ils n’y entraient une rigueur presque algorithmique dans leur présentation formelle. En contrepoint, sur les cimaises, s’inscrivent des citations extraites de ce grand succès de Balzac, rédigé, en ce lieu même, en 1833.
« (…) A trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pâle et triste enfance s'était écoulée auprès d'une mère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l'existence, cette mère plaignit sa fille d'avoir à vivre, et lui laissa dans l'âme de légers remords et d'éternels regrets. Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. »
Ce principe de mélancolie, en écho à la « double mort » de la mère, a manifestement accompagné Louise Bourgeois tout au long de sa vie et de son art.
La mère morte survit ici, comme ailleurs les grandes douleurs et les échecs sont supportables et partageables, par un travail sublimatoire qui, selon S. de Mijolla-Mellor, « parvient non seulement à s’inscrire dans une durée mais à produire un objet que le sujet peut s’offrir comme le représentant de lui-même (et) vis-à-vis duquel il entretient une relation privilégiée.
« Precious liquids », 1992, ne porte-t-il pas la mention « l’art est une garantie de santé mentale » ?
Chez Louise Bourgeois, la création artistique, comme chez Marie Bonaparte, au même titre l’activité de penser semblent bien avoir opéré un retournement relevant de ces mécanismes de la sublimation.
Ce que Balzac, annonçant la souffrance à venir d’Eugénie Grandet, exprimait en d’autres termes :
« Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration : l’âme a besoin d’absorber les sentiments d’une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au cœur ; l’air lui manque alors, il souffre, et dépérit. (…) »
Louise Bourgeois a souhaité cette installation dernière dans la maison de l’immense Balzac tel qu’a su l’ériger Rodin, considérant que la littérature était la forme la plus achevée de l’art. Elle a choisi, elle qui est morte à New York, le retour symbolique à la maison maternelle, dans une demeure étagée d’un Paris du 19ème siècle où l’atmosphère confinée aurait pu secréter des activités de broderie ancienne, s’il elle n’avait été saturée par le travail artisanal, patient, sans cesse recommencé, d’écriture, du maître des lieux.
Cette exposition posthume nichée dans l’intimité d’une maison familiale et de son jardin avec vue sur la Tour Eiffel, monument le plus phallique de Paris, redonne à Louise Bourgeois la verticalité qu’elle s’est toujours appliquée à maintenir.
A St Cloud, dans un autre jardin, à quelques pas de la maison natale détruite juste après sa mort, Marie Bonaparte revit, à travers des manuscrits et objets personnels, dans une jolie villa des années 30 ayant appartenu à un collectionneur d’art. Un puits de jour y fait entrer une vive lumière que le visiteur emporte pour tenter d’éclairer ses propres vérités.
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L’exposition consacrée à Marie Bonaparte se termine le 12 décembre 2010. On peut y voir, parmi de nombreux documents un film inédit tourné par R. Laforgue en 1930 dans la résidence d’été des Freud. Celle concernant Louise Bourgeois se tient jusqu’au 6 février 2011.
Toutes les références et citations sont extraites des ouvrages et documents ci-dessous :
Dossier de presse de l’exposition « Marie Bonaparte. Portrait d’une femme engagée », Musée des Avelines, St Cloud, www.saintcloud.fr
Bertin Célia, La dernière Bonaparte, Perrin, 1982, Marie Bonaparte, rééd. 1999, Perrin ( préface d’E. Roudinesco.
Roudinesco Elizabeth, « Freud et Marie Bonaparte », communication à la journée d’études « La passion à l’œuvre : Rodin et Freud collectionneurs. Prolongations », 16-17 janvier 2009, Musée Rodin, Paris.
Princesse Marie », film de B. Jacquot, avec C. Deneuve dans le rôle de M. Bonaparte et H. Bennent dans le rôle de Freud, 2003.
Dossier de presse de l’exposition « Louise Bourgeois : Moi, Eugénie Grandet », Maison de Balzac, Paris, www.balzac.paris.fr
« Louise Bourgeois », catalogue de l’exposition organisée par le Centre Pompidou en collaboration avec la Tate Modern, sous la direction de Marie-Laure Bernadac et Jonas Storsve, mars 2008-juin 2009.
« Louise Bourgeois… l’araignée, la maîtresse et la mandarine », film de Marion Cajori et Amei Wallach, 2009, USA.
Clément C., Kristeva J., Le féminin et le sacré, 1998, Stock, Paris.
Haag G., Nature de quelques identifications de l’image du corps. Hypothèses, Journal de la psychanalyse de l’enfant, 10, 73-92.
Green A., Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, 1983, Les Editions de Minuit, Paris.
De Mijolla-Mellor S., La sublimation, Que sais-je ? , 2005, PUF.
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